Alors que le palmarès vient de tomber, petit retour sur une 70e édition finalement peu propice aux coups de cœur. Pourtant, où ailleurs qu’ici, sur la Croisette, peut-on attendre avidement et dans la même semaine les derniers films de Michael Haneke, Jacques Doillon, Arnaud Desplechin, David Lynch, Bong Joon-ho, Fatih Akin, Todd Haynes et de quelques autres pointures, accompagnés de petits nouveaux tels que les frères Safdie ou Yorgos Lanthimos ? Où ailleurs qu’ici peut-on conspuer ces mêmes œuvres, les siffler parce qu’elles sont distribuées par un réseau qui ne les lancera pas dans les salles mais sur les écrans TV ? À Cannes bien sûr qui, depuis quelque 70 années, a su créer un monde à part, une planète cinéma où plus rien n’a plus autant d’importance que le dernier film d’auteur ou que l’émergence d’un jeune cinéaste ? Sauf que, ces dernières années, la réalité a dépassé les fictions présentées et qu’elle s’est imposée de plus en plus fortement sur les tapis rouges.
On ne peut plus oublier, lors de cette 70e édition du festival de Cannes, que nous vivons en état d’urgence. La présence des forces armées, les contrôles incessants, les fouilles des sacs, les passages aux détecteurs de métaux ou sous des portiques sont là pour vous le rappeler sans cesse. Et, comme partout ailleurs, le cœur de la planète cannoise s’est arrêté de battre ce mardi en apprenant la nouvelle de l’attentat de Manchester. À 15 heures, une minute de silence a été décrétée, un silence direz-vous qui n’a plombé que soixante secondes le bruit et la fureur cannoise. Les premiers jours de la manifestation, des projections ont été retardées, essentiellement dans la salle Debussy, parce qu’un sac suspect avait été retrouvé. Ailleurs, avant la projection à la Quinzaine des Réalisateurs du documentaire d’Amos Gitaï sur une possible paix entre Israël et la Palestine, À l’ouest du Jourdain, la salle du Théâtre Croisette est passée au peigne fin par des maîtres-chiens. Bien sûr, cette haute surveillance incessante n’empêcha en rien l’esprit festif de régner ici, comme cela est devenu une habitude.

M pendant sa balance, le seul moment où, en se tordant le cou, on pouvait l’apercevoir depuis la Croisette (Photo JCL)
Mis à part les films dont nous reparlerons plus tard, quels souvenirs de cette édition anniversaire vont s’accrocher à nos mémoires ? La cérémonie du 70e ? Rien à en dire, n’ayant pas réussi malgré un badge presse, certes au plus bas de l’échelle sociale des valeurs cannoises mais badge presse tout de même, à y être invité. Le concert gratuit de M ? Les organisateurs avaient pris soin de dresser le long de la Croisette des panneaux bleutés derrière lesquels il était impossible de voir quoi que ce soit. Il fallait s’entasser sur une plage en s’y prenant à l’avance pour pouvoir voir le concert ou ne pas y être. Je n’y étais pas. Ces palissades étaient d’autant plus troublantes que, les jours suivants, elles furent enlevées pour que tout le monde puisse se délecter de la délégation de « Paris 2024 » menée par la ministre Laura Flessel, ou d’un concert, très sympathique au demeurant, de musique orientale. Le vrai événement était la prestation de M. Donc, comme tout événement, fait pour susciter des envies et des frustrations.
Frustrations et déceptions furent donc au programme, ce qui est normal au sein d’un festival aussi riche de titres. Déception devant de grands noms : Arnaud Desplechin, Michael Haneke, Naomi Kawase, Sofia Coppola et Jacques Doillon. Au lieu de se cantonner à son formidable trio amoureux, Les fantômes d’Ismaël se perd dans une histoire parallèle pas très intéressante, celle d’un film dans le film, qui donne lieu à des dérapages éprouvants. Mathieu Amalric et Hippolyte Girardot, deux acteurs que l’on apprécie, se retrouvent en roue libre dans des séquences à la limite du supportable. Quant à l’histoire amoureuse, elle n’aboutit malheureusement à rien de bien original et c’est dommage.
Retrouver le trio Haneke-Trintignant-Huppert augurait une qualité hélas absente de Happy End. Que d’ennui dans cette histoire qui, se voulant sans doute moderne, commence sur des images plutôt irritantes prises à partir d’un iPhone. Le spectateur devient comme le personnage joué par l’immense Jean-Louis Trintignant, avec ce sourire de résignation polie qui ne lâche jamais son visage. Trintignant à qui, tout comme pour Isabelle Huppert, Haneke ne donne pas grand chose à jouer. On est loin du sublime Elle de Paul Verhoeven découvert l’an dernier. On est loin d’Amour, qui valut une Palme d’or méritée au cinéaste autrichien, même si le personnage de Trintignant dans Happy End y fait allusion.
L’ennui est également au cœur du Rodin de Jacques Doillon, sans doute parce que seulement une phrase sur deux y est compréhensible, ce qui força les spectateurs francophones à suivre le film grâce aux sous-titres anglais. Malgré le talent de son interprète masculin, Vincent Lindon, Doillon peine à nous intéresser et pas plus les problèmes de création artistique que les histoires de fesses du sculpteur ne parviennent à capter notre attention. On est très loin du Van Gogh de Pialat, loin aussi des films sur Camille Claudel tournés par Bruno Nuytten et Bruno Dumont.
Un scénario déjà filmé par d’autres, c’est aussi le cas de Sofia Coppola avec The Beguiled (Les proies). Pourquoi, quand on est un auteur (ce qu’est Sofia Coppola, indéniablement), a-t-on envie de tourner le remake d’un film qui, bien que vieux d’une cinquantaine d’années, possède des qualités et un acteur toujours autant bankable (Clint Eastwood) ? Admettons que tout cela voue le projet au doute. La reprise d’un standard de jazz, et ce n’est pas Clint qui vous dira le contraire, doit pour être réussie comporter une véritable mainmise du nouvel interprète, un désir de s’accaparer le titre, de se l’approprier pour le transformer et le rendre plus personnel. Le film de Don Siegel dont s’est inspirée Sofia Coppola était beaucoup plus incisif, osé et cynique. La frustration sexuelle de toutes ces femmes, adultes et adolescentes, qui recueillaient un soldat nordiste blessé pendant la guerre de Sécession était beaucoup plus forte et bien mieux illustrée. Ici, on a l »impression que Sofia Coppola émascule le film (il était également question chez Siegel d’inceste et de viol racial), en fait un objet qui peut être plaisant à voir (à condition de ne pas connaître la précédente version) et diffusable en prime time. Et le jury, bon enfant, lui a attribué un prix de mise en scène.
Nicole Kidman (qui reprend dans Les proies un rôle tenu par Geraldine Page, dont Siegel avait accentué le physique de vieille fille frustrée) retrouve Colin Farrell dans The Killing of a Sacred Deer (Mise à mort du cerf sacré), film beaucoup plus intéressant signé par Yorgos Lanthimos, à la filmo toujours aussi étrange. Là, en revanche, on ne peut qu’applaudir au prix du scénario. La progression assez lente laisse s’installer progressivement un malaise. Comme dans Canine ou The Lobster, on ne saisit pas vraiment dans quelle direction le cinéaste nous entraîne et, à condition d’entrer pleinement dans le film (ce qui fut mon cas), on se laisse guider volontiers dans un scénario fantastique assez effrayant. Avec une mention spéciale pour Barry Keoghan, l’adolescent qui vient perturber la famille.

François Ozon et son équipe, à quelques minutes de la présentation de « L’amant double » au palais des festivals (Photo JCL)
Tout aussi troublant est L’amant double de François Ozon, adaptation d’un roman de Joyce Carol Oates. Ozon qui se paie le luxe d’un détour vers le cinéma organique de David Cronenberg, avec des personnages (celui joué par l’excellente Myriam Boyer) semblant sortir d’un Polanski. Dans cette histoire perverse de gémellité, on retrouve dans quelques séquences Ozon et ses préoccupations mais le cinéaste nous surprend en changeant une fois de plus de style. Depuis Sitcom, il a toujours aimé flirter avec le fantastique et, à son habitude, s’en sort très bien.
À côté de ces poids lourds, un premier film, justement récompensé par la Caméra d’or, a retenu l’attention du public : Jeune fille de Léonor Serraille, emmené au pas de charge par la géniale Lætitia Dosch. Un film dont il faudra se souvenir et guetter la sortie !
Enfin, un dernier mot sur le film cannois qui m’a fait la plus grosse impression : 12 jours de Raymond Depardon. Dans ce documentaire sur les entretiens entre juges et internés sous contrainte, pour savoir si l’internement doit être ou non prolongé, Depardon nous émeut, interroge, stupéfie. C’est simple, une caméra fixe et des gens qui se parlent, des plans de coupe sur la solitude dans les hôpitaux psychiatriques, et c’est beau et fort. Un des rares films, avec celui d’Amos Gitaï précédemment cité, là encore un documentaire, à susciter de réelles émotions. Comme si, à l’instar de Mallarmé, on se désolait que la chair soit aussi triste, hélas, et que nous ayons vu tous les films, que les nouvelles fictions n’apportent plus grand chose de nouveau et que seule la réalité puisse encore nous révéler des choses sur l’humain. Cette réalité qui, disais-je en début d’article, a aujourd’hui dépassé la fiction.
Jean-Charles Lemeunier
