Les grands cinéastes placent-ils dans leurs films des indices subliminaux que l’on pourra ou non percevoir sans que le scénario en souffre ? Que Fritz Lang soit un immense cinéaste, cela ne fait aucun doute. Et que Ministry of Fear (1944, affublé en français de deux titres, l’un ridicule – Espions sur la Tamise — et l’autre plus approprié —Le ministère de la peur —) soit un film mésestimé par son auteur lui-même n’empêche rien : Lang y a semé ici et là des images-signatures, des symboles pouvant marquer des passages. En quelque sorte des trous de ver, ainsi que les astrophysiciens désignent aujourd’hui ces sortes de raccourcis dans l’espace-temps.
Puisqu’Elephant Films a la bonne idée de ressortir le film en DVD et Blu-ray, remettons-nous un instant dans le bain : dans une chambre, un homme (Ray Milland) regarde l’horloge fixée au mur. Elle indique six heures moins cinq et, exactement à six heures, la porte s’ouvre, donnant soudain un espace de lumière et un point de fuite. Stephen Neale, le type qui attend, est enfin libéré de l’asile psychiatrique où il a séjourné deux ans, accusé d’un meurtre sur lequel, dans son esprit, le doute subsiste. Une fois de plus, en une séquence, Lang a planté les clous qui vont supporter le décor de son histoire. Vont s’y mêler une atmosphère étrange dont on se sait pas bien si elle est réelle ou rêvée, une mainmise de la société sur l’individu, et une possibilité d’échapper à son destin.
Une fois dehors, Milland, en attendant son train pour Londres, va aller faire un tour dans une fête de charité organisée par les Mothers of Free Nations. Nous sommes en 1944 et le film n’a pas peur de décrire la réalité du Blitz. Il nous montre une attaque aérienne et le bombardement d’une usine et une longue scène d’alerte où les Londoniens sont contraints de s’abriter dans une station de métro. Mais revenons à Milland. Il est libre, a du temps à perdre en attendant son train et pénètre donc dans l’enceinte de la fête. Sitôt la limite franchie, le personnage va entrer dans ce qui ressemble à un rêve et recevoir immédiatement sur lui un ballon envoyé par une gamine. Est-il maudit comme M, ce tueur de petites filles filmé par Lang, treize ans plus tôt, dans la même situation ? Ou pénètre-t-il dans un univers parallèle ? À partir de là en tout cas, rien ne ressemble plus à la réalité : ni la rencontre avec une voyante, ni ce gâteau qu’il faut peser et dont on lui donne le poids afin qu’il le récupère, ni cet aveugle qui partage son compartiment dans le train, ni cette séance de spiritisme digne des Mabuse, menée par la séduisante Hillary Brooke. Quand il quitte précipitamment l’appartement d’Hillary, Ray Milland croise à nouveau des enfants qui jouent au ballon dans la rue. Fritz Lang nous explique-t-il que l’on quitte désormais son univers ? Que tout le reste n’appartient plus qu’à l’académisme hollywoodien ?
Dans le bonus, Eddy Moine raconte combien le cinéaste allemand n’aimait pas Espions sur la Tamise, ayant été obligé de suivre à la lettre le scénario de Seton I. Miller — par ailleurs producteur du film —, lui-même adapté d’un roman de Graham Greene. Il est vrai que l’histoire, étrange et bien foutue au départ, sombre à la fin dans la convention. Mais qu’importe puisqu’elle est sauvée, rehaussée, mise en valeur et sublimée par la mise en scène de Fritz Lang ! Les plans géniaux succèdent aux bonnes idées, comme ce coup de feu tiré à travers une porte depuis une pièce sombre, un rai de lumière pénétrant soudain par l’orifice ainsi percé. Lang a beau signer à cette époque des œuvres assez proches de celles de Hitchcock, avec l’importance accordée à la psychologie, la présence d’une cinquième colonne nazie dans un pays démocratique et même une sorte de MacGuffin, prétexte sans importance pour lancer toute l’histoire, ses héros — et certainement ici celui interprété par Ray Milland — ne sont pas de faux coupables mais des personnages ayant quelque chose à se reprocher. Et si Milland n’est pas ici un homme qui en sait trop, il est en tout cas trop curieux pour être laissé tranquille.
Jean-Charles Lemeunier
Espions sur la Tamise
Année : 1944
Titre original : Ministry of Fear
Origine : États-Unis
Réal. : Fritz Lang
Scén. : Seton I. Miller d’après Graham Greene
Photo : Henry Sharp
Musique : Miklos Rozsa
Montage : Archie Marshek
Prod. : Seton I. Miller, Buddy G. DeSylva (Paramount)
Durée : 86 min
Avec Ray Milland, Marjorie Reynolds, Carl Esmond, Hillary Brooke, Percy Waram, Dan Duryea, Alan Napier, Erskine Sanford…
Combo Blu-ray/DVD sorti par Elephant Films le 6 février 2018.