Alors que Brian De Palma fait l’objet d’une rétrospective intégrale à la Cinémathèque française du 31 mai au 4 juillet, à l’occasion de la sortie du roman coécrit avec Susan Lehman, Les serpents sont-ils nécessaires ? (aux éditions Rivages), Carlotta Films édite en édition prestige (DVD + Blu-ray + memorabilia) le documentaire que Noah Baumbach et Jake Paltrow ont consacré au cinéaste en 2016, De Palma.
Pour le questionner, les deux compères ont opté pour la solution la plus simple : placer De Palma face à la caméra et le laisser parler, chacun de ses propos étant illustré par un extrait de ses films ou d’autres œuvres citées par lui, par des photos d’archives également. Et, on a beau savoir qu’on a aimé les films de l’individu, au fur et à mesure que le documentaire avance et que l’on voit des images de Phantom of the Paradise, de Carrie, de Pulsions, de Blow Out, de Scarface, de Body Double ou des Incorruptibles, à chaque fois c’est pareil. On regarde sa vidéothèque en se disant : celui-là, de film, est par là, je me le fais tout de suite derrière. Puis De Palma enchaîne avec le film suivant : ah oui, vous dites-vous, je l’ai aussi, je regarderai plutôt celui-là après et ainsi de suite.
Car, cela devient une évidence, les séquences entières, parfois de simples images, vous sont restées en mémoire : le bain de sang de Carrie et la main surgie du tombeau, le visage écrasé par la presse à disques du Phantom, John Travolta enregistrant des sons dans Blow Out, la terrifiante blonde à lunettes noires de Pulsions qui use si bien du rasoir pour égorger dans les ascenseurs ou ailleurs, le son des mitraillettes de Scarface et celui de la tronçonneuse qui déchiquète un corps, la séquence de la gare dans Les Incorruptibles, façon Cuirassé Potemkine, et l’embrassade de Body Double avec la caméra qui tourne autour du couple, façon Vertigo, le cache-cache d’Al Pacino dans la gare de L’impasse, la goutte de sueur de Tom Cruise suspendu dans Mission impossible… On pourrait en citer tant d’autres.
Certes, les deux derniers films que De Palma mentionne, Redacted (2007) et Passion (2012) n’ont pas marqué les mémoires et c’est à peine s’il s’y arrête. Le cinéaste a même tourné en 2017 Domino, qui devrait sortir cette année. Mais peu importe : pour lui, c’est plutôt vers le passé qu’il faut regarder. N’argumente-t-il pas, désabusé, qu’un artiste produit le meilleur entre 30 et 50 ans ? On peut bien sûr citer des contre-exemples : John Ford avait 72 ans au moment de Frontière chinoise, John Huston 81 ans pour Gens de Dublin, Sacha Guitry 66 ans pour La poison et 68 pour La vie d’un honnête homme. Mais De Palma le pense même s’il réalise encore plusieurs bons films après ses 50 ans, à commencer par L’impasse, magnifique, qu’il tourne alors qu’il a 53 ans. D’autres films sortis ensuite lui valent encore de réels succès publics : Mission impossible (56 ans), Femme Fatale (62 ans), Le dahlia noir (66 ans). Mais sans doute que, pour lui, ils ne valent pas les œuvres de sa période de pleine maturité.
De Palma parle beaucoup de ses amis (Scorsese, Spielberg, Lucas et Coppola), de son admiration pour Hitchcock (il revient beaucoup sur Vertigo), de son travail avec le musicien de ce dernier, Bernard Herrmann, et des autres musiciens qui ont écrit ses partitions (Pino Donaggio, Ennio Morricone). Robert De Niro occupe bien sûr une place importante, qu’il fait débuter tout jeunot dans The Wedding Party en 1963-64 (le film ne sortira qu’en 1969) et qui lui coûtera cher, quelques années plus tard, en 1987, dans Les Incorruptibles. Mais c’est surtout son art, sa façon de travailler, que De Palma met au premier plan : l’utilisation du split-screen, ses allers-retours au sein des studios et hors du système, les sujets qui lui tiennent à cœur (comme Outrages, sur un viol au Vietnam), les méthodes parfois assez dures de ses acteurs, comme Sean Penn qui maltraite Michael J. Fox sur le tournage de ce dernier film, une attitude en lien avec leurs personnages respectifs.
Voilà un aspect politique de son œuvre dont, finalement, les critiques ont peu parlé : la dénonciation d’un système corrompu ou de faits qu’une puissance (l’armée, l’État) veut cacher (Blow Out, Outrages, Snake Eyes). La manipulation est au cœur de sa filmographie. Lui-même ne l’est-il pas un peu, manipulateur ? Au fil du documentaire, il se faufile dans des personnages différents : sûr de lui jusqu’à la prétention (à propos de ses premiers films), artiste maudit face aux studios, bon camarade malgré tout railleur (avec De Niro), etc. Sans doute a-t-il souffert du manque de reconnaissance de la part de la critique américaine — il en parle, d’ailleurs — alors qu’en France, il est depuis longtemps reconnu, pas forcément comme un auteur mais comme un cinéaste qui compte. Un détail qui marque la différence d’approche de De Palma par les Américains et les Français. Interviewé par ces derniers, De Palma aurait été questionné beaucoup plus en profondeur sur son lien à Hitchcock. Il en parle, certes, mais n’est jamais interrogé par exemple sur la présence systématique d’une douche dans ses films des années 70 et 80, en relation évidente avec celle de Psychose.
On apprend aussi que certains passages de ses films sont directement inspirés par sa vie : comme le jeune héros de Pulsions qui espionne le psychanalyste joué par Michael Caine, le Brian adolescent a fait de même avec son père infidèle. Comme un autre de ses personnages est inspiré d’un de ses frères. On le sent aussi peiné des mauvais échos recueillis dans la presse pour ses premiers films. il faudra qu’il attende les bonnes critiques de Pauline Kael pour être enfin reconnu. De Palma souffre aussi du mépris affiché par les studios, qui lui imposent leurs budgets et leur méconnaissance. Il se positionne alors, à juste titre, comme un artiste face à des financiers.
On prendra également plaisir à entendre De Palma évoquer ses débuts — on peut d’ailleurs découvrir cinq de ses premiers films, dont il fait largement écho dans ce documentaire, dans un coffret édité par Bach Films et chroniqué dans ces colonnes. Le cinéaste s’arrête sur un acteur, William Finley, avec lequel il a beaucoup travaillé, et sur son mentor Wilford Leach. Dans Phantom of the Paradise, Finley porte d’ailleurs le nom de Winslow Leach. On apprendra aussi que c’est Brian De Palma qui a réalisé Dancing in the Dark, un clip pour Bruce Springsteen. Pour ceux qui apprécient le cinéaste, De Palma est un régal. Quant à ceux qui le connaissent mal, qu’ils se précipitent !
Jean-Charles Lemeunier
De Palma de Noah Baumbach et Jake Paltrow, sorti en édition prestige, disponible pour la première fois (DVD + Blu-ray + memorabilia) le 6 juin 2018.