Dans les années quatre-vingt, la rencontre paraissait improbable et, pourtant, elle s’est produite trois fois. Nous avions d’un côté Jean-Patrick Manchette, chantre du néo-polar gauchiste, et de l’autre Alain Delon, déjà repéré pour ses idées de droite malgré quelques bonnes fréquentations de l’autre bord (Luchino Visconti, Joseph Losey). Pathé vient de restaurer deux des trois films Manchette/Delon, 3 hommes à abattre (1980) et Pour la peau d’un flic (1981) — le troisième étant Le choc (1982) de Robin Davis —, deux belles occasions de se replonger dans les univers pourtant distincts de l’un et l’autre.
Filmés par Claude Chabrol (Nada) ou Yves Boisset (Folle à tuer), les romans de Manchette baignent dans la violence, laquelle provient tout autant de malfrats ou de terroristes que des forces de police et de l’État. Avec 3 hommes à abattre, Delon, le cinéaste Jacques Deray et le scénariste Christopher Frank adaptent Le petit bleu de la côte ouest, une série noire dans laquelle Manchette met face à face un cadre commercial et des tueurs payés par une multinationale proche du gouvernement, à la tête de laquelle, dans le métrage, Pierre Dux peut faire physiquement penser à Marcel Dassault.
Bien rythmé, le film transforme Delon en joueur professionnel plongé malgré lui dans une affaire qui le dépasse et l’on suit avec un intérêt croissant son enquête. Dans ce parcours semé de morts violentes, le joueur va s’en tirer plutôt bien et devoir bluffer plusieurs fois avant d’abattre ses cartes. L’intelligence du scénario est de toujours laisser un doute sur le personnage incarné par la star. N’est-il vraiment que celui qu’il prétend être, lui qui se tire des embûches pourtant préparées par des pros du meurtre politique ? Les rebondissements, les moments de calme et les accélérations violentes font tout le charme de ce film que l’on est content de retrouver dans une version impeccable.
Chemin faisant, on prendra tout autant de plaisir à reconnaître des visages connus et appréciés, de Delon et Dux déjà cités à la jolie et peu avare de ses charmes Dalila Di Lazzaro, en passant par Michel Auclair, André Falcon, Christian Barbier, Jean-Pierre Darras, Simone Renant, Bernard Lecoq, François Perrot, Féodor Atkine et quelques autres.
C’est donc à Christopher Frank, auteur désabusé de La nuit américaine, devenue devant la caméra de Zulawski le très désespéré L’important, c’est d’aimer, que Delon a demandé de transposer le bouquin de Manchette. Frank a déjà scénarisé Les passagers pour Mireille Darc, Attention les enfants regardent pour Delon et L’homme pressé pour le couple, l’acteur/producteur peut donc lui faire confiance. Est-ce lui, ou Delon, ou Deray qui apporte les modifications au roman ? Qui change le métier du héros ? Et surtout la fin, beaucoup moins héroïquement tragique chez Manchette mais sans doute plus dérangeante ? Ce qui marche à l’écriture ne fonctionne pas pour autant à l’écran, d’autant plus que le héros est incarné par Alain Delon. Forte, la conclusion décidée par le scénariste, le cinéaste et l’acteur l’est forcément. Elle surprend le spectateur et lui laisse un curieux sentiment qu’il n’est pas prêt d’oublier.
Adapté du Que d’os de Manchette par le même Christopher Frank, Pour la peau d’un flic est mis en scène par Delon lui-même. D’où cette originalité flagrante par ses partis-pris qui peuvent aussi se transformer en maladresses. Ainsi en est-il de la chanson principale du film, le très beau Bensonhurst Blues d’Oscar Benton. Cette voix à la Tom Waits qui nous emballe forcément accompagne les pérégrinations du héros tout au long du récit. Parfois un peu trop mais on pardonnera volontiers au jeune cinéaste qui nous permet de réécouter le titre.
Le bât blesse un peu plus dans le choix d’Anne Parillaud pour accompagner Delon. Comme il l’a déjà fait l’année précédente avec Dalila Di Lazzaro, la star s’est choisi une inconnue pour l’accompagner. La belle Italienne avait été essentiellement remarquée pour sa prestation dans Chair pour Frankenstein (1974) de Paul Morrissey et Anne Parillaud n’avait rien tourné de transcendant : à peine pouvait-on la créditer d’apparitions dans L’hôtel de la plage de Michel Lang, Écoute voir d’Hugo Santiago et dans deux films érotiques de Just Jaeckin et Hubert Frank. Le problème n’est pas tant qu’Anne Parillaud joue un peu faux, elle est jolie et suffisamment déshabillée pour que les spectateurs n’y trouvent rien à redire. En revanche, la cinéphilie de son personnage paraît quelque peu artificielle. À travers elle, Delon cite Hawks (The Big Sky – La captive aux yeux clairs) et Cukor (Heller in Pink Tights – La diablesse en collant rose, que Michel Auclair juge à juste titre « léger »), tandis qu’il en rajoute dans la parodie avec la speakerine télévisée jouée par Claire Nadeau. Mais ces références paraissent plaquées et la colère d’Anne Parillaud, qui ne jure que par les v.o. — ce en quoi on ne saurait lui donner tort — paraît excessive. À noter aussi une allusion plus sérieuse à Lang — Fritz, pas Michel — et M le maudit avec le sifflement de l’air de Grieg repris par Jacques Rispal.
Car, et c’est bien là la curiosité de Pour la peau d’un flic, Delon oscille entre la violence parfois à la limite du soutenable et le second degré qui donne de la distance aux images. Ainsi multiplie-t-il les clins d’œil : du passage de Mireille Darc que Delon, manquant l’écraser, traite de « Grande sauterelle » alors qu’elle lui répond « Connard ! » à l’allusion à Belmondo — Delon, blessé, fait une grimace quand Anne Parillaud le panse, elle lui rétorque alors que Belmondo fait moins de chichi dans ses films. Dans les séquences finales, qui se déroulent dans une clinique quelque peu spéciale, le cinéaste-acteur-producteur va jusqu’à rappeler l’ambiance de Traitement de choc, le film de Jessua qu’il a interprété en 1973.
Cet humour est plutôt étonnant pour un film de Delon des années quatre-vingt — et Olivier Rajchman, auteur d’un livre sur les parcours parallèles de Delon et Belmondo, a raison de remarquer dans un bonus que le premier utilise ici la décontraction du second. Pour autant, ces ajouts ne peuvent faire oublier quelques séquences spectaculaires, parmi lesquelles les cascades de Rémy Julienne sur l’autoroute sont à placer au premier plan. Ni la violence de certaines autres. Ainsi, la dénonciation des collabos de la dernière guerre et de leurs tortures doit sans doute être mise au crédit de Manchette et Delon a l’intelligence de pousser l’ambiguïté jusqu’à faire utiliser cette même torture par le camp des bons.
Pour conclure, signalons que, dans la clinique, on a du mal à reconnaître Brigitte Lahaie en infirmière, sans doute parce qu’elle reste habillée.
Jean-Charles Lemeunier
3 hommes à abattre
Année : 1980
Origine : France
Réalisation : Jacques Deray
Scénario : Alain Delon, Jacques Deray, Christopher Frank
D’après « Le petit bleu de la côte ouest » de Jean-Patrick Manchette
Photo : Jean Tournier
Musique : Claude Bolling
Montage : Isabelle Garcia de Herreros
Avec Alain Delon, Dalila Di Lazzaro, Christian Barbier, Simone Renant, Michel Auclair, Pierre Dux, François Perrot, André Falcon, Jean-Pierre Darras, Bernard Lecoq, Féodor Atkine, Pascale Roberts, Lyne Chardonnet, Yves Tanguy, Peter Bonke
Pour la peau d’un flic
Année : 1981
Origine : France
Réalisation : Alain Delon
Scénario : Alain Delon, Christopher Frank
D’après « Que d’os » de Jean-Patrick Manchette
Photo : Jean Tournier
Musique :Oscar Benton, Sidney Bechet, Neil Diamond
Montage : Michel Lewin
Avec Alain Delon, Anne Parillaud, Michel Auclair, Daniel Ceccaldi, Jean-Pierre Darras, Xavier Depraz, Annick Alane, Jacques Rispal, Gérard Hérold, Pascale Roberts, Étienne Chicot, Brigitte Lahaie, Dominique Zardi, Henri Attal, Mireille Darc, Claire Nadeau
Deux DVD et Blu-ray en versions restaurées à paraître le 16 décembre 2016
