Forcément, les éditeurs qui ont de la suite dans les idées, on les aime ! Prenez Bach Films : après avoir rendu un hommage conséquent à Tinto Brass, après avoir sorti une dizaine de films italiens introuvables, de l’époque du muet à l’immédiat après-guerre, voici qu’est mise sur le marché une nouvelle série made in Italy composée de quatre films, tous tournés à la fin de la période fasciste. Deux sont réalisés par des Allemands – dont un avec un coup de main de Jean Renoir – et deux par des Italiens : Lucrezia Borgia (1940, Lucrèce Borgia) de Hans Hinrich, Tosca (1941, La Tosca) de Carl Koch et Jean Renoir, La bisbetica domata (1942, La mégère apprivoisée) de Ferdinando Maria Poggioli et Un garibaldino al convento (1942, Un garibaldien au couvent) de Vittorio De Sica. Et tous sont passionnants par les relations ambiguës qu’ils tissent entre l’Histoire (la Renaissance, Bonaparte, Garibaldi) et la réalité contemporaine, entre le récit lui-même et le régime de Mussolini : ainsi, dans La mégère apprivoisée qui est adaptée à l’époque moderne, le héros est-il baptisé L’Américain, parce qu’il arrive de là-bas. N’oublions pas que l’Italie est alors en guerre contre les États-Unis. De même que, dans Tosca et Un garibaldien, les héros sont pro-français et résistent au pouvoir en place.
Ce sous-texte politique va encore plus loin avec Lucrèce Borgia. La réalisation en a été confiée à l’Allemand Hans Hinrich qui, malgré ses origines juives, a poursuivi son travail dans un pays dirigé par les nazis. Quand il se décide à passer en Italie, il connaîtra encore quelques soucis avec le régime fasciste. Le personnage de Lucrèce Borgia, que l’on sait avoir été sous la coupe de son père le pape Alexandre VI et sous celle, encore plus cruelle, de son frère César, est, dans le film de Hinrich, surveillée étroitement par un mari jaloux. Comme Hinrich lui-même devait se sentir surveillé, autant par les hitlériens que par les mussoliniens. On n’en est pas à une psychanalyse de bistrot près : si, devant la caméra de Riccardo Freda, Hans Hinrich endosse la défroque du policier Javert dans la version des Misérables (L’évadé du bagne) tournée en 1947, n’est-ce pas encore une parabole qu’il dessine entre le parcours du flic de Hugo et le sien propre ? Né en prison, Javert est devenu gardien de l’ordre comme Hinrich, né juif, qui dut travailler main dans la main avec des antisémites. Le cinéaste place son Lucrèce Borgia chronologiquement après le Lucrèce Borgia (1935) d’Abel Gance. Chez ce dernier, l’héroïne à qui Edwige Feuillère donne toute sa splendeur est encore dominée par son frère. Dans le film de 1940, incarnée par Isa Pola, elle a derrière elle sa réputation d’empoisonneuse et est à présent mariée au duc d’Este (Nerio Bernardi). En guise de clin d’œil à Gance, Hinrich invente un concours d’apnée juvénile entre la jeune Lucrèce (qui a tout juste une vingtaine d’années à l’époque de ses noces avec Alfonso d’Este) et sa copine Barbara (Pina De Angelis). Les deux jeunes femmes ne portent qu’une petite culotte en guise de vêtements et doivent rester le plus longtemps possible sous l’eau d’un bassin. On pense évidemment à la magnifique séquence impudique tournée par Gance cinq ans plus tôt, dans laquelle la belle Edwige exhibait dans sa quasi totalité un corps impeccable. Ici, on ne voit bien sûr plus grand chose. Les deux filles plongent de dos et, quand elles émergent de l’eau, ne sortent la tête que jusqu’aux épaules. Nouvelle réminiscence : celle de Claudette Colbert qui, dans son bain de lait d’ânesse du Signe de la croix (1934, Cecil B. DeMille), laissait apparaître la pointe d’un sein. Ici, Isa Pola le fait également, dans une version très édulcorée du fameux et ultérieur Boys, Boys, Boys de Sabrina. Elle sautille dans l’eau fugitivement et donne l’idée que…
Lucrèce joue sur plusieurs tableaux. D’un point de vue du scénario, on l’a vu, le film est riche comme le sont les images d’Otello Martelli, futur grand chef op’ de Rossellini et Fellini, qui s’appuie sur le luxe des costumes et des décors. Fellini s’amuse même à donner le nom de Martelli à l’un des scouts méritants des Tentations du docteur Antoine, son sketch de Boccace 70 en 1962. Ce Martelli méritant compose ici une photo admirable, notamment dans les scènes de fonderie à l’éclairage digne des gravures d’époque. Signé Eraldo Da Roma, un chanteur d’opéra reconverti dans le cinéma, le montage est tout aussi moderne, qui s’amuse avec les dialogues, faisant annoncer son score à l’un des deux spadassins qui jouent aux dés (« 18 ») pour passer immédiatement à une discussion entre Lucrèce et Barbara : « 18 ? » Il s’agit là de l’âge de Barbara.
Pour La Tosca, Jean Gili, spécialiste du cinéma transalpin, explique dans un bonus que Jean Renoir a sans doute été amené à Rome par celui qui fut son assistant sur Les bas-fonds et Une partie de campagne, Luchino Visconti. Un autre assistant de Renoir, qu’il a côtoyé sur La grande illusion, La Marseillaise et La règle du jeu, Carl Koch, fait sans doute partie du voyage, accompagné par sa femme Lotte Reiniger, avec qui il a réalisé le film d’animation Les aventures du prince Achmed (1926). Ami de Bertolt Brecht et situé à gauche sur l’échiquier politique, Koch a été contraint de fuir son pays. Lorsque la guerre est déclarée entre la France et l’Italie en 1940, Renoir quitte le film – sur lequel il n’avait visiblement que peu travaillé – et en laisse la réalisation à Koch. Visconti et Reiniger sont crédités comme assistants. Quant à Michel Simon, s’il reste au générique du film et s’installe à Rome pour un temps, c’est que, rappelle Gili, il a la nationalité suisse.
Tiré de l’opéra de Puccini et de la pièce de Victorien Sardou, Tosca n’est pas, comme le sera plus tard le film de Benoît Jacquot, une adaptation filmée de la scène. A peine cette version comporte-t-elle quelques chansons. Elle n’en reste pas moins étonnante vu son sujet et la période qui l’a vu naître. Nous sommes en 1800 et Rome est sous le joug des souverains des Deux-Sicile, soutenus par les Anglais et en butte aux Français. En parallèle avec ce qui se passe 140 ans plus tard, les cartes sont complètement brouillées puisque l’Italie vient de déclarer la guerre à la France, soutenue par les Anglais. Or, les héros de Tosca sont pro-Français. Mais ils s’opposent aux Anglais. Circonstance aggravante : le chef de la police joué par Michel Simon, le méchant de l’histoire à qui l’acteur confère beaucoup de profondeur, n’hésite pas à recourir à la torture, méthode approuvée tout à la fois par les nazis et leurs alliés fascistes et franquistes – et, ne l’oublions pas, le film est une coproduction italo-espagnole, qui met en avant au moins trois acteurs hispanophones : l’Argentine Imperio Argentina, les deux ibériques Juan Calvo et Nicolas Diaz Perchicot. Là encore, les résonances politiques sont troublantes. Face au couple formé par Imperio Argentina et Rossano Brazzi, Michel Simon est, une fois de plus, impérial.
Dans l’adaptation moderne de La mégère apprivoisée qui conserve les personnages de Shakespeare, Petruccio (Amedeo Nazzari) est donc L’Américain qui va mettre au pas l’insupportable Caterina (Lilia Silvi). Jean Gili, dont les commentaires sont toujours enrichissants, reconnaît alors que le courant néo-réaliste n’est pas né d’une génération spontanée et, qu’avant Rossellini, De Sica, De Santis, Lattuada, existaient des cinéastes qui avaient commencé à creuser le sillon. Il insiste sur l’importance de Ferdinando Maria Poggioli, qui signe cette Mégère et qu’on a complètement oublié de nos jours. Si le film cultive un aspect pré-néo-réaliste avec ses vues de Rome, il annonce également un autre courant, celui de la comédie italienne, lequel s’est beaucoup nourri par la suite du néo-réalisme. Ainsi, lors de la séquence de l’alerte – étonnante parce qu’il est rare qu’on en parle dans les films de cette époque, si ce n’est du côté des Américains, chez Lang par exemple -, tandis que l’aviation alliée bombarde Rome et que les héros se sont réfugiés dans un abri souterrain, une troupe de théâtre poursuit la pièce qu’elle était en train de répéter. On ne peut que penser aux Nouveaux monstres (1977) et à la mémorable scène de l’enterrement dans le sketch signé par Ettore Scola. Dans des funérailles ou sous un bombardement, l’Italien ne se refait pas, à plus forte raison s’il est artiste : il est toujours en représentation !
Le Garibaldien au couvent dont il est question dans le film de De Sica nous plonge dans une autre époque où, là encore, le sentiment pro-Français est très présent. Dans un collège de jeunes filles tenu par des religieuses, le cinéaste s’amuse à montrer les petits défauts de ces demoiselles, les jalousies et les particularités de chacune, comme cacher un cochon d’Inde ou rapporter systématiquement les ragots. À noter que les deux rôles principaux sont tenus par l’Italienne Carla Del Poggio et l’Espagnole Maria Mercader, preuve d’une nouvelle coproduction entre les deux pays. Maria Mercader qui, pour l’anecdote, deviendra Mme De Sica. Dans ce microcosme charmant et assez anodin, le drame guette et De Sica, avec tout le talent qu’on lui connaît, parvient sans fausse note à faire glisser son récit de l’un à l’autre. Non seulement il maîtrise son passage à la gravité, mais il est capable d’ajouter, ci et là, quelques détails qui prouvent qu’il n’est pas dupe de ce que lui réserve l’avenir. Invité dans le collège – le couvent du titre – pour la fête de fin d’année, le gouverneur félicite les soldats à la recherche des partisans garibaldiens. Lorsque les hommes de Garibaldi, menés par Nino Bixio (joué par De Sica) viennent s’emparer du couvent, le gouverneur n’hésite pas et les félicite à leur tour. Annonçant en cela tous les résistants de la dernière heure qui, après avoir prêté allégeance au pouvoir en place, sont allés applaudir le débarquement des libérateurs. Et, à n’en pas douter, l’arrivée des troupes américaines en Italie a dû ressembler à celle des garibaldiens au couvent. Après ce film, De Sica va réaliser I bambini ci guardano (1943, Les enfants nous regardent), un des films officiellement reconnus comme étant précurseurs du néo-réalisme. Il est temps de tourner la page de l’Italie des années quarante. Cinq ans encore et Rossellini lancera sur les écrans Allemagne année zéro. Une nouvelle époque est née !
Jean-Charles Lemeunier
