En sortant pour la première fois en DVD et Blu-rays, dans des versions restaurées, trois films d’André Téchiné, Carlotta Films et MK2 nous permettent de nous replonger dans la filmographie d’un cinéaste emblématique. Souvenirs d’en France (1975, dont nous avons déjà parlé dans nos colonnes), Rendez-vous (1985) et Le lieu du crime (1986) sont ainsi trois jalons dans la carrière de celui « qui murmurait à l’oreille des acteurs », ainsi que le définit Lambert Wilson dans un bonus de Rendez-vous.
Prix de la mise en scène à Cannes en 1985, ce film justement, dont les principaux protagonistes travaillent au théâtre (Juliette Binoche et Lambert Wilson sont comédiens, Jean-Louis Trintignant metteur en scène), ne tombent pas dans l’habituel travers des films sur cet art, dans lesquels ce qui se passe sur scène est le reflet des événements que les acteurs traversent dans leur vraie vie. On entend même cette phrase : « L’amour, c’est pas dans ton théâtre de merde, c’est dans la vie ! » En revanche, dans Rendez-vous, le théâtre donne des pistes. Ainsi Juliette Binoche, qui est une actrice débutante jouant les soubrettes dans une comédie du pire boulevard, passe-t-elle devant une affiche de spectacle intitulé… La débutante. De même, Roméo et Juliette est le fil conducteur de tout ce qui se déroule à l’écran : Trintignant a monté la pièce de Shakespeare dans le temps avec Lambert Wilson dans le rôle principal et il veut recommencer à travailler sur ce texte en donnant à Juliette Binoche le personnage de la jeune amoureuse. Quant à Wilson, il joue à présent Roméo dans un spectacle porno dans lequel il fait l’amour dans un filet.
Comme un petit Poucet qui laisserait des cailloux sur son chemin, Téchiné s’amuse à glisser des signes de reconnaissance. Ce filet justement, sur lequel Lambert Wilson se retrouve à s’ébattre avec sa partenaire, n’est qu’un leurre puisque le scénario — signé par Téchiné et Olivier Assayas — nous montrera combien l’écorché qu’interprète Wilson est sans filet dans sa propre vie. N’oublions pas que nous sommes dans les années quatre-vingt et qu’Andrzej Zulawski a imprimé sa marque au cinéma français avec des films excessifs tout en bruits et en fureurs, tels que Possession (1981), La femme publique (1984) ou L’amour braque (1985). Wajda lui-même, qui tourne en France une adaptation de Dostoievski, Les possédés, tombe dans ce travers. Lambert Wilson, qui joue tout à la fois Milan Mliska dans La femme publique, Nikolaï Stavroguine dans Les possédés et Quentin dans Rendez-vous, est devenu l’interprète idéal de ces rôles slavisants aux sentiments à fleur de peau et aux comportements brutaux et démesurés.
Téchiné lui-même se retrouve davantage dans Nina, le personnage joué par Juliette Binoche. Elle dit venir « du sud-ouest, près de Toulouse » et lui-même est natif de la même région. Racontant son attente d’avoir 18 ans pour pouvoir partir de chez elle et son arrivée à Paris, Nina poursuit : « Austerlitz fut le plus beau jour de ma vie ». Et quand on lui demande si c’était pour devenir actrice qu’elle est venue à Paris, elle ajoute : « Non, pour vivre ma vie. » En lisant la bio du cinéaste, on apprend que lui-même est arrivé à Paris à 19 ou 20 ans et qu’assez rapidement il entre à l’IDHEC et écrit des articles dans les Cahiers du Cinéma.
Suite à sa rencontre avec le sage Paulot (Wadeck Stanczak) et le perturbé Quentin (Lambert Wilson), Nina va non seulement se perfectionner dans son travail d’actrice mais, surtout, apprendre à vivre, avec tout ce que cela comporte de souffrances, de choix et de dépits. Ici, pour la plupart des protagonistes — à l’exception peut-être de Paulot, qui sera malgré lui gagné par cela — la sexualité se pratique par désespoir. On pense alors à un autre film de Juliette Binoche, Les enfants du siècle, postérieur puisque datant de 1999, dans lequel elle incarne George Sand face à Benoît Magimel qui est Musset. Comme eux, Nina, Quentin et Paulot sont des enfants perdus dans cette fin de siècle.
Le film prend un virage avec l’arrivée de Jean-Louis Trintignant, metteur en scène tout aussi tourmenté que Quentin. « On ne sauve jamais personne », dit-il à Binoche en préambule. Arrive alors une séquence horrible de prémonition, lorsque le personnage joué par le grand acteur parle de la disparition de sa fille, dans le film actrice et interprète de sa Juliette.
C’est encore avec Olivier Assayas mais aussi Pascal Bonitzer que Téchiné travaille sur son film suivant, Le lieu du crime, dans lequel on retrouve Wadek Stanczak, entouré entre autres par Catherine Deneuve, Danielle Darrieux, Victor Lanoux et un formidable gamin, Nicolas Giraudi, dans le rôle de Thomas. Téchiné a choisi de planter son décor sur les lieux de son enfance. Dans le bonus, il explique à Jean-Marc Lalanne : « Je tenais à filmer cette région, qui est la mienne et que j’aime, aux couleurs de l’automne et en Technicolor. »
Le cinéaste ressemblait-il à son jeune héros ? Le curé (Jacques Nolot) ne décrit-il pas ainsi Thomas à sa mère (Catherine Deneuve) : « Il ment, il brode, on ne sait jamais où va finir la vérité et où commencent les histoires » ? Et c’est vrai que, au fil du récit, on surprend souvent Thomas à raconter n’importe quoi. Or, comme dans le conte du petit berger qui criait trop souvent au loup, lorsque l’enfant est confronté à un réel danger représenté par deux évadés de prison, il ne sait plus que faire ni que dire aux adultes. « Je voudrais te rendre heureuse, dit-il, conscient de ses défauts, à sa mère, mais je ne t’attire que des ennuis. »
À travers le portrait de cette famille, Téchiné sait que l’enfance détermine ce que deviendra l’adulte. Ne place-t-il pas dans la bouche de la grand-mère (Danielle Darrieux) cette phrase imparable : « Un homme naît du ventre de l’enfant comme un enfant naît du ventre d’une mère » ? Les adultes, quant à eux, ont tous un contentieux : la grand-mère se réfugie dans la religion, le grand-père (Jean Bousquet) dans la surdité et la pêche. « Vous êtes aussi cons l’un que l’autre, râle-t-il auprès du couple de parents séparés (Catherine Deneuve et Victor Lanoux), et ce gosse, il est aussi con que vous. Je vais à la pêche ! » Quant au père, qui pleure sur son amour perdu, c’est dans ses souvenirs qu’il préfère se perdre, repassant sans cesse ses films familiaux en super 8.
Dans cette ambiance où chacun semble coincé et pas près de sortir de l’impasse dans laquelle la vie l’a fourré, Thomas a choisi le mensonge et la mère se lance dans un nouvel amour à risques, comme si sa vie en dépendait. Et sa vie en dépend. Le cinéaste l’avoue à Jean-Marc Lalanne, il n’aime pas filmer la violence mais plutôt « des sentiments en action ». Et pour accéder à quelque chose qui rompe la monotonie, rien de mieux, comme il le dit lui-même, que « mettre le feu aux poudres ».
À la vision de ces films, on se rend compte combien l’assertion de Lambert Wilson est exacte. Non seulement, André Téchiné sait murmurer à l’oreille des acteurs — pour ne pas les gêner face aux autres, pour que ceux-ci n’entendent pas ce que le metteur en scène a à dire à ses interprètes — mais il tire d’eux des qualités différentes pour chacun des rôles qu’il leur propose. Prenons l’exemple de Jacques Nolot : il y a loin de l’employé d’agence immobilière gaffeur et maladroit qu’il incarne dans Rendez-vous à ce curé pragmatique un peu dépassé par les événements du Lieu du crime. Quant aux deux personnages joués par Wadeck Stanczak dans les deux films, on peut leur trouver une certaine correspondance. Le jeune homme déçu de Rendez-vous a pu devenir ce garçon révolté et mal dans sa peau du Lieu du crime. De même que la famille de Souvenirs d’en France a quelque chose à voir avec celle du Lieu du crime. Une famille que Binoche révélait avoir fuie dans Rendez-vous. C’est là toute la qualité d’André Téchiné qui, à travers des sujets semble-t-il différents, parle de ce qui le touche et l’intéresse : les sentiments en action.
Jean-Charles Lemeunier
Souvenirs d’en France, Rendez-vous et Le lieu du crime : sortie par Carlotta et MK2 en versions restaurées Blu-ray et DVD le 11 mars 2020.