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« 10, rue Frederick » de Philip Dunne : Portrait en creux de l’Américain moyen

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Depuis toujours, le cinéma américain a montré des héros irréprochables, aux épaules solides et à l’esprit trempé. Qu’est-ce qui fait alors que celui de Ten North Frederick (10, rue Frederick), que BQHL a ressorti en Blu-ray cet été, ne colle pas vraiment à cette image ? Ce père de famille est pourtant campé par Gary Cooper, dont la solidité des épaules et la force du caractère ne sont plus à démontrer.

 

 

Pourquoi Philip Dunne, réalisateur du film et également scénariste connu (pour John Ford, Joe Mankiewicz, Jacques Tourneur, Henry King) brosse-t-il un tel portrait en creux ? Nous sommes en 1958, dans une Amérique républicaine sous la présidence d’Eisenhower. Dunne a combattu le fameux HUAC (House Un-American Activities Committee), c’est-à-dire le comité des activités anti-américaines, et est un libéral convaincu. Curieusement, le personnage incarné par Cooper dans 10, rue Frederick veut s’engager en politique auprès des Républicains. Son modèle est même Wendel Willkie. D’abord démocrate auprès de Franklin D. Roosevelt, ce dernier rejoignit juste avant la guerre le parti républicain et fut désigné comme candidat à la présidentielle de 1940 face à Roosevelt, alors qu’il ne s’était jamais présenté à une élection. Il fut bien entendu battu. Le flashback de 10, rue Frederick démarre en 1940 et le nom de Willkie est sur toutes les lèvres des Républicains du film. Si le spectateur français ne connaît pas son nom, le public américain de 1958 ne l’a sans doute pas oublié et se souvient de l’échec essuyé par Willkie.

 

 

Mais qui était réellement cet homme que l’on enterre en début de film et que des flashbacks vont nous restituer progressivement ? Curieusement, chaque étape de sa vie montrée à l’écran est un échec. Échec conjugal, échec dans ses rapports avec ses enfants, même si ceux-là continuent de l’aimer, échec politique, échec amoureux, échec, échec, échec. Rarement film a souligné ainsi en creux la destinée d’un homme. Un médecin parle même, à propos de Joseph Chapin, ce procureur joué par Gary Cooper, de « galoping despair », de désespoir galopant. La raison de ce spleen est donnée par une autre phrase de dialogue : Chapin était « un gentleman dans un monde qui n’en a plus besoin ».

 

 

C’est vraiment en cela que le film devient très intéressant. Il est vrai que les critiques ont souvent fait la fine bouche devant des films réalisés par des scénaristes, les jugeant souvent verbeux. Le dialogue est ici important et dans les deux sens du terme : important par sa présence à l’écran mais important aussi dans la façon qu’il a de démolir la famille et les rapports sociaux. Nous sommes à la même époque que les adaptations cinématographiques de Tennessee Williams et on peut sentir une volonté commune de mettre à bas l’image proprette véhiculée par le cinéma américain. Et, là aussi idée d’écrivain, la personnalité de Cooper repose sur une homonymie, qu’il répète deux fois dans le film à Suzy Parker, et dont il veut marquer la différence : celle existant entre deux mots anglais qui se prononcent de la même façon, pride (orgueil) et pried (être indiscret). Cooper ne veut passer ni pour un orgueilleux ni pour un indiscret.

 

 

10, rue Frederick n’est pas exempt de défauts, avec une musique signée Leigh Harline parfois envahissante et une fin qui semble avoir été rajoutée tant elle est à l’opposé de tout ce qui a été vu auparavant. Mais on ne peut que saluer la prestation « fatiguée » de Gary Cooper, qui joue à merveille cet homme vieillissant et usé, alcoolique de surcroît — ce qui est, là encore, assez gonflé pour l’époque puisque le scénario n’offre aucune rédemption possible. Face à lui, on remarque surtout Suzy Parker qui incarne Kate, l’amie de sa fille (Diane Varsi), Geraldine Fitzgerald dans le rôle ingrat de l’épouse et le tout jeune Stuart Whitman en trompettiste dont on ne sait s’il est amoureux ou vénal. À noter également la présence de Barbara Nichols dans le rôle d’une prostituée, sorte de Marilyn du pauvre.

Jean-Charles Lemeunier

10, rue Frederick
Année : 1958
Origine : États-Unis
Titre original : Ten North Frederick
Réal. et scén. : Philip Dunne
d’après le roman de John O’Hara
Photo : Joseph MacDonald
Musique : Leigh Harline
Montage : David Bretherton
Durée : 102 min
Avec Gary Cooper, Diane Varsi, Suzy Parker, Geraldine Fitzgerald, Tom Tully, Stuart Whitman…

Léopard d’or au festival de Locarno

Sorti en Blu-ray par BQHL le 24 juillet 2020.


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