Certains cinéastes sont difficiles à cerner. Surtout s’ils sont Italiens et ont œuvré dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Ils pouvaient alors tout expérimenter et, à travers les pires films commerciaux, glisser des idées très personnelles. Après le bouquin paru chez Artus Films, il est temps de reparler de Joe D’Amato, alias Aristide Massaccesi, dont deux nouveaux titres viennent de paraître chez Bach Films. Et pas n’importe lesquels.
Chef opérateur depuis 1969 et réalisateur depuis 1972, notre Aristide a tourné un peu de tout, quelquefois n’importe quoi, mais il serait injuste de ne voir dans sa carrière qu’une succession de « coups » financiers. C’est un fait, Joe D’Amato suit les modes, de ces séquelles du Décaméron magnifié par Pasolini aux cowboys cuisinés all’arabiata, de ces comédies déshabillées aux documentaires mondo, avec un goût toujours très prononcé pour l’érotisme. C’est un fait aussi que D’Amato crée parfois des concepts qui vont ensuite être récupérés tant et plus par nombre de ses confrères. Et l’on reconnaîtra que son Anthropophagous, tourné en 1980 et déjà édité par Bach Films, mérite largement le détour. 1980 est également l’année où il tourne coup sur coup Sesso nero et Orgasmo nero, ce dernier rebaptisé chez nous Les plaisirs d’Hélène. Ce sont ces deux-là que Bach Films vient de placer sous les projecteurs.
Disons-le tout de suite : Sesso nero présente l’avantage d’être le premier film porno tourné en Italie. Et, comme Orgasmo nero qui n’est qu’érotique, avec seulement une scène que l’on pourrait qualifier de pornographique, tous deux peuvent bénéficier de sous-lectures politiques, comme c’est souvent le cas avec les cinéastes italiens. Tournés en République dominicaine, où D’Amato se met à travailler assidûment à la fin des années soixante-dix, les deux sujets sont classés par les exégètes dans la catégorie « érotique/exotique » du réalisateur. Sous-texte politique donc, surtout avec Orgasmo nero. Un couple occidental (Richard Harrison et Nieves Navarro, actrice espagnole qui tourne ici sous son pseudo habituel de Susan Scott) s’entiche d’une jeune indigène (Lucia Ramirez, étonnante parce que belle et toujours imperturbable, ce qui crée un certain malaise). Ils la prennent avec eux — c’est-à-dire que la jeune fille ne pourra plus retourner auprès de ses parents sous peine de déshonneur — et celle-ci devient un objet sexuel. Les nombreuses scènes de sexe cachent à peine l’égoïsme des Blancs : non seulement ils acceptent volontiers la soumission de leur « conquête », mais ils n’auront aucun remord lorsqu’il s’agira de s’en débarrasser. Pire : en guise d’excuse, ils parlent d’amour, prétexte à bien des excès et des trahisons. Tout ne va bien sûr pas se passer comme ils le pensent. Ce qui est indéniable en tout cas, c’est que le cœur de D’Amato penche du côté des Dominicains.
Malaise encore avec Sesso nero, dont le scénario est signé George Eastman, la vedette d’Anthropophagous. Le film est pourtant un porno et, malgré tout, son sujet est dérangeant, à cent lieues des thématiques abordées habituellement. Incarné par Mark Shannon — c’est-à-dire Manlio Cersosimo, un des acteurs italiens les plus connus dans ce domaine —, un homme revient en République dominicaine, incapable d’oublier la jeune femme qu’il a quittée et qui est morte d’amour pour lui (Annj Goren). Son retour est aussi expliqué par sa maladie : atteint d’un cancer de la prostate dont l’issue est une opération et le renoncement à tout acte sexuel, Shannon veut griller ici ses dernières cartouches. Ce qu’il fera à plusieurs reprises, mais poursuivi par le fantôme de celle qu’il a à tout jamais perdue. On est très loin des grivoiseries françaises tournées à la même époque et beaucoup plus proche des pornos « à thèse » américains, tels que Devil in Miss Jones (1973, Gerard Damiano). Les relations sexuelles sont ici liées à la souffrance, physique autant qu’intellectuelle. La réalité devient cauchemardesque et une fois de plus, comme avec Orgasmo nero, l’Occidental se sent victime de traditions caraïbes qu’il ne cherche même pas à comprendre.
D’Amato n’a peur de rien. Au sexe, il ne craint pas de mêler des séquences de cannibalisme, de meurtre et de castration. Certes, Oshima avec L’empire des sens et Ferreri avec La dernière femme, tous deux en 1976, ont filmé avant lui un sexe masculin tranché dans le vif. C’est la preuve que le cinéaste sait aussi se référer aux plus grands auteurs de son époque, plutôt que se contenter de piller allègrement les grands succès commerciaux américains.
Jean-Charles Lemeunier
Sesso nero
Année : 1980
Origine : Italie
Réalisateur : Joe D’Amato
Scénario : George Eastman (Luigi Montefiori)
Photo : Enrico Biribicchi
Musique : Nico Fidenco
Montage : Ornella Micheli
Avec Mark Shannon, Annj Goren, George Eastman, Lucia Ramirez
Orgasmo nero
Année : 1980
Origine : Italie
Titre français : Les plaisirs d’Hélène
Réalisateur : Joe D’Amato
Scénario : Aristide Massaccesi
Photo : Alberto Spagnoli
Musique : Stelvio Cipriani
Montage : Haidi Morras
Avec Susan Scott, Richard Harrison, Lucia Ramirez, Mark Shannon
Deux films édités par Bach Films le 18 janvier 2016.
