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« Europe 51 » de Roberto Rossellini : Le goût des autres

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Un couple chemine dans la rue et la femme se plaint d’avoir mal aux pieds. Elle doit marcher un peu plus à cause d’une grève des transports et rouspète. Le mari lui reproche alors de manquer de conscience sociale.

De conscience sociale, il en sera beaucoup question dans Europe 51 (1952), ce film de Roberto Rossellini que Tamasa ressort en salles le 5 janvier en version restaurée 4K. Et l’on pourrait croire, de prime abord, qu’il ne va s’agir que de cela. Une riche Américaine (Ingrid Bergman) vit en Italie avec son mari (Alexander Knox) et son fils (Sandro Franchina), passant son temps en mondanités jusqu’à en oublier de s’occuper du plus important. Un drame va la rapprocher d’un cousin (Ettore Giannini), communiste avéré, qui va lui ouvrir les yeux sur ce qu’est la pauvreté.

On sait que Rossellini — et Pasolini suivra son chemin — n’a jamais délaissé sa foi chrétienne au profit d’idées progressistes. Il a toujours été fidèle à l’une et aux autres. Après un détour vers le néoréalisme, avec la description de la misère des banlieues (on retrouve d’ailleurs là Giulietta Masina dans un décor proche de celui des Nuits de Cabiria de Fellini), le personnage d’Ingrid Bergman va s’engager sur un chemin proche de la sainteté. Ce film se situe dans la lignée des Onze fioretti de François d’Assise, tourné par le cinéaste en 1950, et qui était resté incompris du public. En situant sa sainte dans une époque contemporaine, Rossellini pense que son message sera sans doute mieux perçu.

Europe 51 est étonnant en cela qu’il emprunte plusieurs voies à la fois. On croit Rossellini religieux, son sujet l’est, et pourtant il n’hésite pas à critiquer l’Église. Ainsi, représentée par la Police, la Justice, la Religion et la Médecine, la société qu’il montre va tourner le dos à sa sainte. N’oublions pas non plus que dans La machine à tuer les méchants, qu’il tourne la même année, Rossellini met en scène un faux saint tueur. Il se refuse à tomber dans le manichéisme. Seuls les gens simples sont capables de saisir de quoi il en retourne vraiment. D’ailleurs, l’héroïne remarque que « Dieu n’est pas juste ». « Je suis en quête d’autre chose », essaie-t-elle d’expliquer à ceux qui ne la comprennent plus.

Pour le style, là encore Rossellini ne s’en tient pas à une seule direction. Il glisse du mélodrame bourgeois au néoréalisme pour basculer enfin dans l’hagiographie. Ingrid Bergman sauve d’ailleurs un personnage qui, jouée par une autre, aurait vite pu sombrer dans le ridicule ou le saint-sulpicien. Pour l’esthétisme, il conviendra également de signaler quelques plans splendides, dont celui de l’escalier par-dessus lequel apparaissent quantité de têtes.

Le cinéaste, comme il sait si bien le faire, tend plusieurs cordes à son arc. Chemin faisant, il parle du couple — sujet qu’il abordera plus frontalement dans son magnifique Voyage en Italie (1954) — et l’aspect mélodramatique du début, jamais outrancier, renvoie à d’autres terribles séquences déjà filmées par le maître — on pense bien sûr à Allemagne année zéro (1948). Parmi les autres sujets forts abordés dans Europe 51, citons encore la guerre et l’horreur des bombardements, le maccarthysme évoqué au cours d’une conversation et le travail en usine que Rossellini lie à une interrogation non résolue. Le communiste déclare que le travail représente la liberté et les pauvres le réclament pour leur dignité. Mais la riche et oisive Bergman, lorsqu’il s’agit de pointer à l’usine, ne va voir là dedans qu’esclavage moderne.

Ajoutons à cela l’humour. On sait que c’est du néoréalisme qu’est née la grande comédie italienne des années soixante et soixante-dix. Rossellini n’est pas particulièrement connu pour avoir signé des comédies, même si son film suivant, Où est la liberté (1954), joué par le populaire comique napolitain Toto, s’en rapprochera. Dans Europe 51, on s’amusera des commentaires des ouvriers à propos de leur voisine prostituée — et Rossellini se rachètera d’avoir osé rire de ce personnage au cours d’une poignante séquence. Ou de la réponse apportée par un gamin à la question que lui pose Ingrid Bergman : « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? » « Délinquant », répond-il simplement.

Ingrid Bergman

La dernière voie empruntée par le scénario bifurque sur des sujets explorés par le cinéma américain : un braquage et une clinique psychiatrique. Dans cette dernière, on se demande si, soudain, l’actrice ne se retrouve pas dans le Spellbound (La maison du Dr Edwardes) qu’elle a tourné pour Hitchcock en 1945.

Tout en ne perdant pas de vue son thème principal, Rossellini nous embarque donc dans un curieux patchwork qui semble à première vue sans unité mais qui, en se promènant d’un genre à l’autre, d’un style à l’autre, se recentre sur ce que le cinéaste voulait dire dès Les onze fioretti : combien il est difficile et mal vu dans notre société de vouloir s’occuper des autres.

Jean-Charles Lemeunier

Europe 51

Année : 1952

Titre original : Europa ‘51

Origine : Italie

Réal. : Roberto Rossellini

Scén. : Roberto Rossellini, Sandro de Feo, Mario Pannunzio, Ivo Perrilli, Brunello Rondi

Photo : Aldo Tonti

Musique : Renzo Rossellini

Montage : Jolanda Benvenuti

Durée : 113 min

Avec Ingrid Bergman, Alexander Knox, Ettore Giannini, William Tubbs, Giulietta Masina, Sandro Franchina…

Ressortie en salles en version restaurée 4K par Tamasa le 5 janvier 2022.


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