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« Temps sans pitié » de Joseph Losey : Montres et Cie

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Le regard de David Graham (Michael Redgrave) est perdu et l’on comprend mieux pourquoi quand, sitôt descendu de l’avion, il est accueilli par un avocat (Peter Cushing) qui lui explique que son fils emprisonné (Alec McCowen, futur inspecteur du Frenzy de Hitchcock) est condamné à mort et que l’exécution est imminente.

En sortant en DVD et Blu-ray ce Time Without Pity (1957, Temps sans pitié) de Joseph Losey, film rare et très important dans la carrière du cinéaste à qui l’Institut Lumière de Lyon consacre un cycle jusqu’au 23 mars, Carlotta nous permet de réévaluer un auteur quelque peu disparu des radars. Car, que reste-t-il de Losey aujourd’hui ? On connaît les titres de quelques-uns de ses premiers films américains tels que Le garçon aux cheveux verts ou le remake du M de Fritz Lang. Les plus érudits savent que le maccarthysme l’a chassé des États-Unis et qu’il a été contraint de tourner en Europe deux films sous pseudo, sous peine de ne pas les voir programmer. Ces films ne pouvaient en effet s’en sortir financièrement qu’en étant présentés sur le marché américain, lequel n’acceptait aucun nom placé sur une liste noire. Losey a pu récupérer son patronyme pour signer ses films anglais (Temps sans pitié, The Servant, Pour l’exemple, etc.) avant de mener une carrière internationale faite de hauts et de bas (du Messager à Une Anglaise romantique, de Monsieur Klein à La truite en passant par Deux hommes en fuite, Don Giovanni et Les routes du sud).

Autant dire que, dans cette carrière hétéroclite, Temps sans pitié constitue l’un des sommets — et, soyons justes, il y en aura plusieurs dans la carrière de Losey. Mais revenons à David Graham, le père éploré, et son regard perdu. Dès le premier face-à-face avec son fils, au parloir de la prison, on comprend mieux le pourquoi de ce regard. « Tu es encore ivre », lui reproche son fils, ce que conteste le père. Il faut se rendre à l’évidence, et saluer le jeu de Michael Redgrave : ce père qui, pendant tout le film, va se battre contre la montre pour essayer de prouver que son fils est innocent, est aussi un ivrogne. Et la mise en scène de Losey, son utilisation des miroirs et de la profondeur de champ, sa présentation de personnages hors normes, comme cette vieille dame (Renee Houston) qui vit entourée de réveils, tout est là pour plonger le spectateur dans l’ambiguïté. Sommes-nous face à la réalité ou dans le cauchemar éthylique d’un homme qui désire retrouver son statut et sa stature aux yeux de son fils ?

C’est une évidence, Temps sans pitié est une course. Celle pour sauver un fils, certes, mais celle aussi contre la déchéance qui guette le personnage principal et qu’il sait inéluctable. D’où l’accumulation de plans d’horloges et de regards aux montres, en plus de la vieille dame et de sa manie de faire sonner des réveils à tout bout de champ.

Non seulement Losey sait choisir ses décors, concocter des cadrages baroques et créer des atmosphères plus qu’étranges mais il parvient à conduire ses interprètes à l’excellence. Car Redgrave est excellent mais il n’est pas le seul. Dans le bonus, Michel Ciment, le patron de Positif et l’auteur d’un livre sur Losey, explique combien l’acteur australien Leo McKern, interprète du rôle de Robert Stanford n’ayant pas fait grand chose d’extraordinaire par la suite, est ici remarquable. On ne peut que lui donner raison, de même lorsqu’il souligne le double sens du titre. Le temps est sans pitié, qui court. Et l’époque l’est tout autant puisque, cela est dit dans un dialogue, le gouvernement britannique multipliait alors les condamnations à mort.

Pour Temps sans pitié, Losey retrouve le scénariste lui aussi blacklisté Ben Barzman, avec qui il a déjà travaillé deux fois : pour son premier long-métrage, The Boy With Green Hair (1948, Le garçon aux cheveux verts), et pour le premier qu’il tourne hors-États-Unis, Imbarco a mezzanotte (Un homme à détruire, 1952). Lequel est signé, pour sa version américaine, du seul nom d’Andrea Forzano.

Faut-il encore, mais cela relève de l’extrapolation politique, voir un reflet plus cru de ce temps qui fut sans pitié pour certains. Comprendre ceux qui furent emprisonnés et chassés de leur pays parce qu’ils avaient été proches du Parti communiste. Ce qui fut le cas de Losey et Barzman. De même que ceux qui se voyaient blâmer leur appartenance au parti par la Commission des activités anti-américaines réfutaient les accusations, de même ici Michael Redgrave nie l’alcoolisme que tous lui reprochent. La condamnation de la peine capitale est beaucoup plus évidente et Losey et Barzman glissent quelques notations sur ces gouvernements qui jugent un peu trop arbitrairement.

Que Temps sans pitié ait plusieurs degrés de lecture, c’est une évidence. Qu’il soit un film important et à voir absolument en est une autre.

Jean-Charles Lemeunier

Temps sans pitié
Origine : Grande-Bretagne
Titre original : Time Without Pity
Année : 1957
Réal; : Joseph Losey
Scén. : Ben Barzman d’après Emlyn Williams
Photo : Frederick (Freddie) Francis
Musique : Tristram Cary
Montage : Alan Osbiston
Durée : 88 min
Avec Michael Redgrave, Ann Todd, Leo McKern, Paul Daneman, Alec McCowen, Peter Cushing, Renee Houston, Lois Maxwell, Joan Plowright…

Sortie en DVD et Blu-ray par Carlotta Films le 15 février 2022.

Film programmé dans le cycle Joseph Losey à l’Institut Lumière de Lyon.


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