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« Les chevaliers teutoniques » d’Aleksander Ford : Épatante épopée

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Dans la jolie collection « Histoire et légendes d’Europe » qu’Artus a mis en place depuis peu et dans laquelle on découvre un opus suisse de 1961 (Guillaume Tell), un film allemand du cinéaste autrichien Gustav Ucicky de 1935 (Jeanne d’Arc) et la version de la légende des Nibelungen signée Harald Reinl (La vengeance de Siegfried, 1966), voici qu’arrivent les mythiques Chevaliers teutoniques, œuvre polonaise de 1960 réalisée par le non moins mythique Aleksander Ford. Ce dernier étant l’un des principaux représentants du cinéma polonais avant l’arrivée, dans les années cinquante, de Wajda, Munk, Kawalerowicz et consorts. À ceux-là, succéderont les représentants d’une nouvelle vague polonaise, avec Roman Polanski et Jerzy Skolimowski en tête.

Les chevaliers teutoniques se situent entre deux pôles : la grande fresque historique et propagandiste d’Eisenstein, Alexandre Nevski (1938), qui parle du combat mené par les Russes pour vaincre les chevaliers allemands, au XIIIe siècle, et une tendance kitsch très années soixante, avec des héros naïfs et des couleurs qui vous sautent aux yeux. Car c’est là l’un des aspects remarquables des Chevaliers teutoniques (et il y en a plusieurs) : la qualité de la mise en scène et le choix de couleurs vives pour les beaux costumes que portent les acteurs.

Les chevaliers teutoniques vus par Eisenstein, dans « Alexandre Nevski »

Mais revenons un temps à Alexandre Nevski, tant il est difficile pour Aleksander Ford de s’éloigner de ce modèle. Si Nevski conte la défaite des Teutons face aux Russes au XIIIe siècle, Ford illustre les combats qui opposèrent ces mêmes chevaliers teutoniques aux Polonais, au XIVe siècle. Dans les deux films, celui d’Eisenstein et celui de Ford, il est certain que les chevaliers à la grande croix deviennent des symboles. Pour le Russe de 1938, le chevalier teuton représente l’Allemagne nazie. L’URSS n’a pas encore signé le pacte germano-soviétique et l’Allemand est visiblement un ennemi. Au point de conclure l’aventure de Nevski par cette menace : « Mais celui qui avec l’épée vient chez nous périra par l’épée. » Avec ça, on a vraiment envie de se tenir à carreaux.

Ford est beaucoup moins bravache mais tout autant politique. Chez lui, il est question de nations chrétiennes, menées par les chevaliers teutoniques, qui vont lutter contre des païens (la Lituanie) et des schismatiques (les orthodoxes russes). Bien que le film soit l’adaptation d’un roman de 1900 de l’écrivain Henryk Sienkiewicz (l’auteur de Quo Vadis ?), l’équation est vite posée : en 1960, Lituanie, Russie et Pologne appartiennent au bloc communiste tandis que l’Allemagne et ses alliés font partie de l’Otan. Dans les deux films, les tensions internationales s’invitent dans la narration historique.

Avec Les chevaliers teutoniques, Ford signe un excellent film. Outre l’accent mis sur les costumes, les décors et les paysages, le cinéaste polonais nous offrent de très beaux plans : celui en contre-plongée des chevaliers, aux côtés d’une cloche qui sonne ; les séries de portraits de combattants, de spectateurs à une exécution ou de mendiants devant une église ; les gros plans de casques et boucliers pendant le combat final, les vues prises à travers la visière d’un casque ; la séquence du banquet avec ces gens qui bâfrent face à la caméra et se renversent, ivres, ou encore ce simple plan d’un champ de blé que traversent les Polonais portant le cadavre d’une jeune fille.

On regrettera sans doute que Ford atténue la cruauté des Teutons. Chez Eisenstein, on les voit précipiter des enfants dans les flammes. Ici, le scénario insiste surtout sur leur traîtrise et amène beaucoup plus d’humour. Il y a ce personnage de colporteur, un peu faux-cul, qui ressemble à l’espion d’Eisenstein qui joue le double-jeu : chez Ford, il est décrit avec humour, lui qui vend une plume de l’ange Gabriel ou une capsule du vent qui soufflait à Bethléem. Ford montre, comme Eisenstein, une femme qui se bat auprès des hommes et reprend une idée déjà présente dans Alexandre Nevski : deux hommes désirent épouser la même femme et devront se surpasser en bravoure. Certes, le Polonais les rend beaucoup plus ridicules qu’ils ne sont chez le Russe mais l’idée reste la même.

On prendra un plaisir certain à se plonger dans ces Chevaliers teutoniques, comme si l’on retrouvait son âme d’enfant à suivre cette histoire médiévale où les bons, souvent naïfs, sont sympathiques et les méchants vraiment très méchants. Pas d’ambiguïté mais des valeurs morales qui, bien que paraissant aujourd’hui ingénues dans notre époque cynique comme jamais, ouvrent une sorte de parenthèse hors du temps bénéfique. À l’image de toute la collection « Histoire et légendes d’Europe ».

On notera enfin le livret de Sylvain Gouguenheim qui accompagne le coffret et qui donne beaucoup de renseignements sur les vrais chevaliers teutoniques et leur influence dans l’Europe médiévale et au-delà.

Jean-Charles Lemeunier

Les chevaliers teutoniques
Date : 1960
Origine : Pologne
Titre original : Krzyzacy
Réal. : Aleksander Ford
Scén. : Aleksander Ford, Leon Kruczkowski, et Jerzy Stefan Stawiński d’après Henryk Sienkiewicz
Photo : Mieczyslaw Jahoda
Musique : Kazimierz Serocki
Montage : Alina Faflik et Mirosława Garlicka
Durée : 152 minutes
Avec Andrzej Szalawski, Mieczyslaw Kalenik, Urszula Modrzynska, Grazyna Staniszewska, Aleksander Fogiel…

Sortie par Artus Films en Blu-ray + DVD + livret de 80 pages le 4 octobre 2022.


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