Damien Chazelle aime-t-il le cinéma ? La réponse est sans aucun doute positive. Le montre-t-il dans sa dernière production, Babylon, sortie sur les écrans le 18 janvier dernier ? Un doute peut raisonnablement s’installer.
Il ne s’agit pas d’ouvrir ici un débat oiseux dans le style de ce qui se faisait aux Dossiers de l’écran, où des spécialistes discutaient de la hauteur des chaussettes des chevaliers du Moyen Âge tels qu’ils apparaissaient dans un film hollywoodien. C’est un fait établi, le cinéma s’éloigne toujours peu ou prou de la réalité et celle-là même, la véracité, où se loge-t-elle ? C’est bien connu que chaque cinéphile possède sa vérité qu’il partage au sein d’une petite chapelle et les guerres que se livrèrent les revues françaises dans les années cinquante le prouvent bien.
Qu’en est-il donc de Babylon ? Le film s’installe au cœur des années vingt, alors que les studios hollywoodiens commencent leur ascension et qu’y règnent de folles parties, « sauvages » les appelait-on alors (et James Ivory en montra quelques séquences dans son Wild Party en 1975). Ken Anger nous en livra également des facettes croustillantes, pour ne pas dire sordides, dans les deux tomes de son Hollywood Babylon. Ces Wild Parties, Damien Chazelle les filme longuement, sans la maestria dont faisait preuve Baz Luhrmann dans Moulin Rouge.
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Quiconque s’intéresse à l’Histoire du cinéma et à ses tumultueux épisodes va chercher à mettre un nom sur les personnages proposés par Chazelle. Car ce dernier, à de rares exceptions près, ne cite aucun véritable patronyme. Certes, il montre le producteur Irving Thalberg, filme une conversation téléphonique avec l’actrice Gloria Swanson et cela s’arrête là. Pour tous les autres, on ne pourra faire que des suppositions, plus ou moins justifiées.
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L’acteur incarné par Brad Pitt qui connaît un désaveu à l’avènement du parlant fait penser à John Gilbert. On sait aujourd’hui que Gilbert, amoureux fou de Greta Garbo, eut un accrochage avec le patron de la MGM, Louis B. Mayer, au sujet de ses relations avec l’actrice. Résultat des courses : Mayer éloigna Gilbert des grands rôles, sous prétexte qu’il avait une voix qui passait mal à l’écran. De même, l’actrice que joue Margot Robbie est proche de Clara Bow, archétype des flappers, ces jeunes femmes délurées qui fleurirent à l’écran au milieu des années vingt. Bow créa de nombreux scandales, multipliant ses partenaires sexuels tant au cinéma que dans la vraie vie. Elle tournera des films jusqu’à l’âge de 28 ans avant de se retirer dans un ranch du Nevada. Dans Hollywood Babylon, Anger avait suggéré que la pétulante Clara, qui montrait joliment sa poitrine en 1927 dans deux films, Wings de William Wellman et Hula de Victor Fleming, avait entretenu des relations très intimes avec l’ensemble d’une équipe universitaire de foot. Anecdote démentie plus tard par le biographe de l’actrice mais que retiendra Chazelle pour le personnage joué par Margot Robbie. Quant à Lady Fay Zu, incarnée par Li Jun Li, elle fait penser à l’actrice chinoise Anna May Wong… en beaucoup plus vulgaire.
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Voilà le maître-mot qui semble guider l’ensemble de Babylon : la vulgarité. Elle dévoie les intentions de Damien Chazelle, s’étale avec force dans les façons d’être de plusieurs personnages. À la vie comme sur l’écran, celui de Margot Robbie est totalement vulgaire. Comme l’est la chanson de Lady Fay Zu, My Girl’s Pussy. Laquelle, nous apprennent des journaux américains, est un titre qui a réellement existé, enregistré en 1931 non pas par Anna May Wong mais par Harry Roy and His Bat Club Boys. Que veut dire Chazelle ? Que l’époque est vulgaire ? C’est aller assez vite en besogne, d’autant plus qu’à aucun moment il ne fait allusion au contexte historique : n’oublions pas que nous sommes au lendemain de la Grande Guerre, que les gens riches ont besoin de se jeter dans un oubli qui passe par l’alcool, la drogue et le sexe. N’oublions pas non plus que le gouvernement américain a décrété la Prohibition, raison de plus pour consommer plus que de raison des boissons interdites.
Damien Chazelle utilise de nombreux épisodes réels. Ainsi, ce gros acteur qui ne sait que faire après la mort par overdose de sa partenaire fait immanquablement penser au très populaire comique Fatty Arbuckle et au décès de Virginia Rappe, en 1921 dans une chambre d’un hôtel de San Francisco où se déroulait une party. L’actrice serait morte d’une péritonite suite à une rupture de la vessie. La presse s’en empara et accusa Arbuckle d’avoir pénétré la victime avec une bouteille de Coca, ce qui ne fut pas prouvé. Accusé de viol et homicide involontaire, Fatty sera par la suite innocenté mais perdit à tout jamais sa popularité. On voit là, en revanche, que la réalité est beaucoup plus vulgaire que ce que filme Chazelle.
Le problème est que le cinéaste pousse une grande partie des séquences de Babylon dans l’outrance. L’orgie, qui n’en finit plus, en est une preuve mais pas la seule. Dans un des plus beaux moments du film qui décrit la magie du cinéma, alors que Brad Pitt, complètement bourré, retrouve la grâce une fois que la caméra tourne. Il se rapproche de sa partenaire pour l’embrasser, sur fond de soleil couchant. C’est lyrique mais Damien Chazelle ne sait arrêter sa caméra. Le baiser dure, dure et, comme si l’on avait pas compris la signification d’une telle scène, Chazelle nous la ressert un peu plus tard, cette fois alors qu’elle est projetée sur un écran.
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Autre scène étonnante : la rencontre avec le gangster joué par un Tobey Maguire complètement excentrique, qui entraîne deux des personnages dans un cloaque véritablement immonde. Là encore, le minutage n’est pas assez resserré et la séquence se dispenserait bien des dernières minutes, totalement irréalistes (la fuite sous les balles des méchants). Et que dire de la rencontre de Diego Calva avec une horde de figurants qui ressemblent à des zombies. Non seulement Chazelle est injuste avec cette corporation mais montre le pauvre Calva, d’abord effrayé, qui chevauche soudain un cheval en tirant des coups de revolver pour faire reculer ses assaillants. La scène devient, une fois de plus, grotesque et outrancière. C’est là un écueil qu’a aucun moment le cinéaste ne cherche à éviter.
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Les exemples ne manquent pas. Certes, des figurants ont malheureusement été blessés ou tués lors de tournages — et pas seulement ceux des années vingt, la récente triste affaire avec Alec Baldwin le prouve — mais que dire de celui auquel on assiste, combat entre deux armées de chevaliers, au cours duquel les blessés se comptent par dizaines ? Réalité ou exagération ? Cela semble être du grand n’importe quoi. Ou alors fallait-il prendre un exemple réel, tel celui arrivé sur le plateau de Noah’s Ark, en 1928, où de nombreux figurants eurent des fractures en jouant la scène du déluge.
Outrance encore que la description du studio Kinoscope et de ses tournages en plein air. Ce que filme Chazelle ressemble davantage à ce qui devait se passer avant la guerre de 14, c’est-à-dire plus de dix ans avant. Au milieu des années vingt, les studios maîtrisent mieux les équipes en extérieurs et il est dommage d’ailleurs qu’a aucun moment le réalisateur ne montre l’influence, quelquefois néfaste, des producteurs sur l’ensemble de la production.
Pourquoi ne raconte-t-il pas ce qui est arrivé à l’acteur Wallace Reid ? Blessé lors d’un accident, alors qu’il se rendait sur un tournage, il fut mis sous morphine par les médecins du studio, à la demande du producteur qui ne voulait pas que le film prenne du retard. Devenu addict, Reid mourut quelques années plus tard d’une overdose. Pourquoi, plutôt que de montrer un cinéaste allemand surexcité du nom d’Otto (et joué par Spike Jonze, l’auteur de Dans la peau de John Malkovich), ne filme-t-il pas les rapports conflictuels entre un autre germanophone, Erich von Stroheim, et ses producteurs, qu’ils travaillent pour Universal ou la MGM (et Irving Thalberg s’opposa à Stroheim au sein des deux compagnies, au point de lui faire quitter définitivement la mise en scène) ?
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À l’outrance du scénario, correspond l’outrance de l’interprétation. Margot Robbie fait preuve d’un jeu résolument moderne (quand on la voit tourner sa première scène dans un bar du Far West) qui correspond mal à l’époque à laquelle le récit est censé se dérouler. Brad Pitt, plutôt bien, se met à prendre un accent à couper au couteau au moment où le parlant envahit les écrans et qu’on va le juger sur son phrasé.
Racontée avec ses vrais noms, montrant les vrais scandales — dont quelques assassinats non résolus, ceux des cinéastes William Desmond Taylor, Thomas Harper Ince ou de l’acteur Lido Manetti, ce dernier catalogué comme un accident —, un film sur le Hollywood des années vingt reste à écrire, voire une série. En le remettant dans le contexte des années folles qui suivirent la Première Guerre mondiale, de la Prohibition, de la mainmise de la mafia sur les studios. Au lieu de cela, Damien Chazelle nous livre un film inégal, avec quelque beaux moments mais tellement d’autres qui grossissent la réalité ou la déforment ou la transplantent d’une époque à l’autre qu’on ne peut que regretter ce que l’on voit et rêver à quelque chose d’autre.
Restons sur l’amour du cinéma, tel que l’illustre Damien Chazelle. On l’a vu, il est flamboyant lorsqu’il filme Pitt dans un beau coucher de soleil. Ou lorsqu’il le confronte à la journaliste Elinor St John (Jean Smart, qui joue un mélange de l’écrivaine et scénariste britannique Elinor Glyn et des journalistes « langues de vipères » Hedda Hopper et Louella Parsons). Très belle est la description du cinéma par Elinor, à savoir que des acteurs morts depuis des décennies seront encore célébrés par des spectateurs même pas nés au moment de leur décès. Enfin, Babylon est un démarquage de Chantons sous la pluie, reproduisant de nombreuses séquences jusqu’à générer des contresens.
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Ainsi, lorsque l’acteur incarné par Brad Pitt tourne son premier parlant, il s’agit d’un film à costumes, ce qu’il regrette amèrement. La séquence montrée à l’écran le voit vêtu en marquis du XVIIIe siècle, enlaçant sa partenaire et lui déclarant son amour. Chazelle filme également les spectateurs dans une salle de cinéma qui se tordent de rire. Il fait là allusion à une célèbre séquence de Chantons sous la pluie. Mais si Gene Kelly suscite les quolibets, c’est que le cinéma parlant n’est pas encore au point et que le micro ne capte qu’une phrase sur deux. Ce n’est pas, et ce n’est pas ce que Chantons sous la pluie veut dire, que c’est le style du film qui prête à sourire. Si l’on considère la production américaine à partir de 1929 et de l’arrivée du parlant, plusieurs titres sont des films à costumes qui obtinrent du succès : citons General Crack (1929), Captain of the Guard (1930), La Reine Christine (1933), Madame Du Barry (1934), Le Marquis de Saint-Évremont (1935), Bocage (1936), etc.
C’est un pari risqué pour Chazelle que de se comparer à l’incomparable. Certes, le jeune public n’a sans doute jamais vu Gene Kelly sautiller sous la pluie mais, pour ceux qui ont encore des souvenirs, Babylon perd encore plus en qualité dès qu’il s’affronte à son glorieux aîné.
Jean-Charles Lemeunier
Babylon
Année : 2022
Origine : États-Unis
Réal. et scén. : Damien Chazelle
Photo : Linus Sandgren
Musique : Justin Hurwitz
Montage : Tom Cross
Durée : 189 min
Avec Margot Robbie, Brad Pitt, Diego Calva, Jovan Adepo, Flea, Lukas Haas, Li Jun Li, Tobey Maguire, Eric Roberts, Spike Jonze, Joe Dalessandro…
Sortie sur les écrans le 18 janvier 2023.