« Ce sera ça, le film, explique Louis Malle dans le premier épisode de sa série télévisée L’Inde fantôme, une suite d’images et d’impressions recueillies sans scénario, sans idée préconçue. Un film de hasards, de rencontres. »

Poursuivant sa rétrospective consacrée au cinéaste, Malavida ressort en salles ce 8 février, avec le concours de l’ADRC et de Gaumont, les sept épisodes de la série documentaire tournée en Inde par Louis Malle en 1969.
On entend encore, au fil du commentaire écrit par le réalisateur : « Ce voyage, juste une fuite, une rupture, un brusque détour. » Suite et fuite, voilà bien les deux mots qui concrétisent le projet. Une suite d’images, certes, mais aussi une fuite. Car c’est sans doute bien ce que représente cette Inde fantôme et ses différents épisodes, comme l’a été la même année un autre documentaire tourné par Malle en Inde, Calcutta. Depuis son premier film, Le Monde du silence (1955), Palme d’or à Cannes, le réalisateur a toujours aimé ponctuer sa filmo de documentaires. Il y eut Vive le Tour en 1962, Bons baisers de Bangkok en 1964 et il y en aura d’autres encore après l’Inde. Citons Humain, trop humain (1973), Place de la République (1974), Close Up (1976), Dominique Sanda ou Le rêve éveillé en 1977 et God’s Country en 1985.

Replaçons-nous au moment de la sortie de L’Inde fantôme. Après Le Voleur (1967) et un épisode des Histoires extraordinaires (1968), avant Le Souffle au cœur (1971), que cherche Louis Malle ? Le vent de révolte de mai 68 a soulevé le voile sur le malaise de la société occidentale et c’est à ce moment-là que le cinéaste revient de son voyage en Inde. Apaisé semble-t-il puisqu’il raconte lui-même que l’Inde l’avait « nettoyé et rechargé ». Qu’a-t-il trouvé là-bas qui puisse lui faire comprendre ce qui se passe ici ? Les jeunes routards européens croisés à Goa lui ont-ils ouvert les yeux ?
En fait, Malle s’est rendu en Inde à la demande du ministère des Affaires étrangères, afin de présenter une série de films français dont Le Feu Follet. Dans un texte publié par La Cinémathèque française, Louis Malle : Mai 68 en question, Samuel Petit écrit : « Traversant une crise personnelle, il pressent la nécessité d’effectuer une coupure radicale, un « besoin physique de rentrer dans le monde, dans la réalité ». Parti pour quinze jours, il y reste deux mois. Fasciné, il repart avec l’intention d’y tourner un film. Ses carnets rendent compte de l’ensemble de l’aventure en Inde : « Mon idée était […] de regarder ce qui se passait et, ensuite, de tourner. Pas de programme, pas de scénario, pas de matériel d’éclairage », et pas de distributeur. »

Louis Malle est donc en Inde avec une équipe réduite et… un grand sentiment de doute. « Nous étions des intrus, des voleurs, en filmant un monde auquel nous n’appartenions pas », affirme-t-il dans l’épisode où il visite une école de danse dans la région de Madras. Mais il tourne son film et c’est finalement par cette phrase qu’il l’explique, cette « suite d’images et d’impressions recueillies sans scénario » déjà mentionnée. Cette absence d’« idée préconçue ». Ce film « de hasards, de rencontres ».
Il va donc tirer sept épisodes de cette expérience : La caméra impossible, Choses vues à Madras, La religion, La tentation du rêve, Regards sur les castes, Les étrangers en Inde et Bombay. Autant le premier épisode se déroule au jour le jour, sans idée préconçue, autant l’équipe s’aguerrit ensuite et s’attaque aux grands sujets inhérents à ce pays-continent, telles les castes, la misère ou les religions.

Curieusement, l’épisode consacré à ce dernier sujet est mis au singulier et Malle, qui se promène essentiellement dans le sud de l’Inde, n’aborde que l’hindouisme, florissant aux alentours de Madras. Une « religion multiforme », dit le commentaire, que Malle illustre avec les brahmines et le culte de Shivah. Or, qui connaît le pays sait qu’il regorge de religions, connues (hindouisme, bouddhisme, Islam, sikhisme, christianisme, judaïsme) et moins connues (parsisme, jaïnisme, animisme, bahaïsme, ahmadisme, etc.). Dans d’autres épisodes, Malle fera des allusions : « les fidèles qui adorent des rats dans un temple du Rajasthan » ou « la secte qui refuse l’agriculture sous prétexte que le soc, en s’enfonçant dans la terre, peut tueur des vers et des insectes », probablement des jaïns.
Autant dire que le cinéaste ne cherche jamais à épuiser son sujet. C’est sa vision, à un moment donné. Il ne se réclame pas d’un quelconque encyclopédisme. Une rencontre, un lieu, une chose vue le fait s’interroger. Il a le regard du candide qui va tenter de chercher des réponses à ses questions. Et tant pis s’il ne les trouve pas. Il explicite d’ailleurs ainsi sa conception du reportage : « Ne pas décider de ce qu’on va filmer ni le sens de ce qu’on va filmer. La caméra nous guide. En tout cas, nous ne filmons pas pour vérifier une idée, pour la démontrer. »

Il en est ainsi de la politique. Alors que l’équipe est au Kerala, Malle constate sur les murs la présence de nombreuses représentations de la faucille et du marteau. Se rendant compte que la région est partagée entre ceux qu’il appelle « les communistes de gauche et les communistes de droite », il va à la rencontre de plusieurs hommes et femmes politiques. Et, une fois de plus, à chacune de ses interrogations, la réponse est complexe.
Inde, terre de contrastes : l’expression a été usée à force d’être utilisée. Plutôt que l’employer à tort et à travers, Louis Malle préfère l’illustrer. Ainsi en est-il de la question de la sexualité. Comment le pays du Kama Sutra, dans lequel on visite les plus beaux temples aux sculptures érotiques — il filme Konârak mais on peut aussi penser à Khajurâho —, peut-il être aussi coincé ? « Bien que ces sculptures ne semblent pas choquer les touristes indiens, explique Malle, la société victorienne puritaine est passée par là et la censure interdit toujours de filmer un baiser au cinéma. » Dans une autre séquence, il surprend le flirt de deux jeunes amoureux et commente : « Ici, pas d’amour, pas de sifflement… » Dans la rue, remarque-t-il, on voit toujours femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Ou : « Ce qui nous a frappés aussi, c’est qu’il n’y a jamais dans les journaux de faits-divers à caractère sexuel. »
Et là, on ne peut s’empêcher de penser combien tout a changé ! Non seulement dans la façon de décrire les rapports amoureux — Malle parle des sifflements dans la rue, ce qu’on ne ferait plus aujourd’hui — que dans les faits eux-mêmes. À propos des faits-divers, les Indiens ne peuvent aujourd’hui que déplorer des viols dans les lieux publics, tel celui, collectif, perpétré à Delhi dans un autobus en 2012. Il est encore question du planning familial ou d’une danse, filmée dans la rue, au cours de laquelle un homme embrasse sur la bouche une femme, jouée par un travesti. Comment ne pas se souvenir de la mésaventure survenue à l’actrice Shilpa Shetty en 2007 ? Pour avoir participé à un événement de sensibilisation au sida, elle est invitée à une cérémonie par Richard Gere qui, en public, l’embrasse sur les joues. Scandale ! Suite aux multiples plaintes pour indécence reçues par un tribunal, un juge avait émis des mandats d’arrêt à l’encontre des deux stars. Si Gere s’en était bien tiré, l’actrice indienne était restée sous le coup de son inculpation jusqu’à sa relaxe, en 2022.

À côté des grands sujets, la série s’attarde beaucoup sur des images, surprenantes pour la plupart (du moins pour nous, Occidentaux) : du gars qui pousse une machine à coudre sur une route déserte (« Vision irréelle, commente Malle. En France, ce serait un acte surréaliste ») à ce temps qui, pour les Indiens, « n’a pas l’air d’exister ». Du chariot tiré avec peine par des centaines de fidèles lors d’une fête à cet éléphant que l’on trimballe dans un village et que chaque famille nourrit, alors qu’elle crève de faim. De ces bidonvilles de Bombay aux paysans dans leur champ. « Si le bonheur se définit comme un équilibre, une plénitude avec ce qui nous entoure, une paix intérieure, alors ces paysans indiens seraient plus heureux que nous, qui avons détruit la nature, qui nous battons avec le temps dans une course absurde au bien-être matériel et qui ne sommes égaux finalement qu’en solitude. »

Entre 1969, époque où a été tournée la série, et aujourd’hui, c’est une évidence que le pays a changé, a évolué. Mais cette phrase sur le bonheur et le matérialisme reste toujours aussi juste. Sans doute croise-t-on toujours en Inde des brahmines et des sadhus qui mendient devant des temples, des éléphants dans les rues du sud du pays, des ablutions dans le Gange, des écoles de danse… « Danser, précise le commentaire, c’est rétablir la liaison entre l’instant et l’éternel ». La danse, Malle la qualifie de « pont entre ici et ailleurs ». Ce que sont forcément chacun des épisodes de cette fascinante Inde fantôme, malgré les plus de cinquante ans qui nous séparent d’eux. Mais que peut le temps qui, Louis Malle nous l’a soufflé dans l’oreille, n’existe pas dans ce pays magique ?
Jean-Charles Lemeunier
« L’Inde fantôme » de Louis Malle, série en sept épisodes. Sortie en salles par Malavida Films le 8 février 2023, avec le concours de l’ADRC et de Gaumont.