Près de soixante-dix ans après sa sortie, Allemagne année zéro,un des chefs-d’œuvres de Roberto Rossellini qui ressort en DVD chez Rimini Films, n’a rien perdu de sa force, de sa beauté et de son pessimisme. Tourné en 1947 dans le Berlin en ruines de l’après-guerre, le film ne se range pas du côté des vainqueurs mais des victimes, celles des bombardements alliés et celles du régime nazi. Parmi elles, se cachent néanmoins quelques adhérents de l’idéologie hitlérienne mais Rossellini n’établit aucune hiérarchie. Ainsi, dans la famille qu’il regarde de plus près et qui est logée (les nouvelles lois l’exigent), avec d’autres personnes, dans un des appartements ayant survécu au désastre, le père malade ne cesse de répéter qu’il était opposé au nazisme et qu’il a même écarté son plus jeune fils des Jeunesses hitlériennes alors que son aîné, qui s’est battu « jusqu’aux portes de la ville » dans les rangs de la Wehrmacht, ne s’est pas déclaré à la police et est contraint de se cacher dans une chambre. A part la sœur qui passe toutes ses soirées dehors et ramène quelques cigarettes, toute la famille compte pour manger sur le plus jeune, un petit ange de 12 ans qui se débrouille comme il peut pour ramener des vivres.
Rossellini filme la cruauté de l’époque : le cheval mort de fatigue dans la rue que les gens s’empressent de découper, les mesquineries dans l’appartement, la difficulté pour se procurer à manger, pour avoir de l’eau chaude ou un morceau de savon, les arnaques, le marché noir, tout cela dans un décor de ruines que le cinéaste sait filmer pour obtenir une image constamment déprimante. Cruauté encore que cette désinvolture des alliés face à l’horreur nazie, devenue pour eux sujet de balade touristique : les G.I. se font photographier devant l’endroit où, annonce le guide, les corps de Hitler et d’Eva Braun ont été brûlés. Tourisme nauséabond également que ces soldats américains qui achètent un disque du Führer, dont la voix reconnaissable résonne à travers les ruines de la Chancellerie.
Le véritable héros de cette épopée tragique est bien sûr le petit Edmund, joué d’une façon formidable par Edmund Meschke, dont ce sera l’unique film. Rossellini ne nous épargne rien des épreuves du pauvre petit, y compris ses liens avec d’anciens nazis pédophiles. Livrés à eux-mêmes, Edmund et tous les autres jeunes qu’ils côtoient ont la dureté et la maturité des adultes. Les enfants, les vrais, ceux qui jouent encore au foot dans la rue, rejettent d’ailleurs Edmund.
Rossellini l’annonce dès le début de son long-métrage : il ne veut pas juger. N’oublions pas qu’il est lui-même Italien, donc issu d’un pays vaincu, et qu’il a flirté avec le fascisme avant de réaliser cet hommage à la Résistance qu’est le magnifique Rome, ville ouverte (1945). La phrase qui résume le mieux le récit est dite par l’ancien instituteur du gamin, un nazi qui se cache (il est joué par Erich Gühne) : « Dans une telle défaite, ce qui compte est de survivre ! »
Allemagne année zéro a forcément subi plusieurs influences : d’abord, celles qui résument le mieux Rossellini, son humanisme et sa chrétienté. Il ne faudrait pas pour autant oublier les apports successifs au scénario de Max Colpet, Carlo Lizzani et Sergio Amidei (pour la version italienne). Le premier a vu sa famille disparaître dans les camps de concentration et les deux autres sont connus pour être communistes. On ne peut donc imaginer une quelconque sympathie pour les nazis (dont un, forcé de travailler, se plaint du mépris dans lequel il est à présent tenu) mais une vision d’ensemble de la société allemande d’après la défaite.
Signalons enfin que le film est dédié à Romano Rossellini, le fils du cinéaste décédé à l’âge de 9 ans en 1945. On comprend mieux que la caméra s’attache de plus en plus au gamin, au point de ne plus le quitter jusqu’à la fin inoubliable du film. Dans le bonus, Enrique Seknadje, maître de conférence au département cinéma de Paris 8 et auteur de Roberto Rossellini et la Seconde guerre mondiale, rappelle la dimension christique du film, énoncée par le titre lui-même (lequel, explique l’universitaire, vient d’un livre du sociologue Edgar Morin paru peu avant, L’an 0 de l’Allemagne). D’où l’importance de l’église devant laquelle passe Edmund à la fin et d’où sort la musique d’un orgue, et cette image de Pietà qui conclut le film.
Jean-Charles Lemeunier
Allemagne année zéro, DVD édité par Rimini Films le 12 avril 2016
Allemagne année zéro
Titre original : Germania anno zero
Année : 1948
Origine : Italie
Réalisateur : Roberto Rossellini
Scénario : Roberto Rossellini, Carlo Lizzani, Max Colpet, Sergio Amidei
Photo : Robert Juillard
Musique : Renzo Rossellini
Montage : Eraldo Da Roma
Durée : 78 minutes
Avec Edmund Meschke, Ingetraud Hinze, Franz-Otto Kruger, Ernst Pittschau, Erich Gühne…
