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Coffret Eloy de la Iglesia : À la découverte du cinéma quinqui

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Comment ne pas saluer des initiatives aussi courageuses financièrement ? Ainsi, celle prise par Artus Films de sortir un coffret DVD et Blu-ray, assorti d’un livret signé David Didelot, consacré au cinéaste espagnol Eloy de la Iglesia et à un genre cinématographique typiquement espagnol qu’il a beaucoup illustré, le quinqui.

Peu connu en France si ce n’est par une poignée d’aficionados, el cine quinqui décrit la jeunesse délinquante espagnole dans une période de transition qui s’installe entre la mort de Franco et l’instauration progressive de la démocratie, avec des films produits essentiellement de 1977 à 1985. Les principaux représentants de ce style sont José Antonio de la Loma et Eloy de la Iglesia.

« Colegas » : Antonio Flores, José Luis Manzano et Rosario Flores

Du second, Artus nous avait déjà proposé un très fort Cannibal Man, qui oscillait sans cesse entre le film de genre et un propos auteuriste. Il en va de même dans ce coffret avec les trois œuvres qu’il contient : Colegas (1982), El Pico (1983) et El Pico 2 (1984). Toutes trois axées sur le fléau de la drogue.

Dès le début de Colegas, on remarque, comme c’était déjà le cas dans Cannibal Man, combien Eloy de la Iglesia sait filmer les lieux, ici une banlieue située au bord d’une autoroute. Le film s’attache à deux copains, qui se traitent entre eux de « colegas », critiqués par leurs familles respectives parce qu’ils ne font rien et qu’ils ont du mal à trouver un boulot. José Luis Manzano et Antonio Flores, qui interprètent José et Antonio, ont ce naturel qui sied aux personnages. Ne comparons pas ce qui ne peut l’être — les époques et les pays sont différents — mais l’on ne peut s’empêcher de penser à la façon dont Pier Paolo Pasolini filmait ses mauvais garçons. Comme lui, Iglesia semble fasciné par leur faconde et leur corps, qu’il prend visiblement plaisir à filmer (les jeunes sont souvent torses nus, portant des shorts très courts selon la mode de l’époque).

« Colegas » : Antonio Flores

Autour de nos deux lascars, leurs frères et copains sont du même acabit, prêts à tout pour avoir de l’argent sans trop se fatiguer. Amoureux de Rosario (Rosario Flores), la sœur de son pote, José a mis cette dernière enceinte et les deux jeunes gens savent très bien qu’ils ne pourront garder l’enfant. Or, avorter dans l’Espagne des années quatre-vingt, malgré l’arrivée au pouvoir des démocrates, n’est pas aisé. Tous deux vont voguer de galères en déceptions, avec des passages par la prostitution, le braquage ou le trafic.

« Colegas »

Celui-ci les amène au Maroc, à Melilla. De la Iglesia filme un pays différent de celui des cartes postales et prend sur le vif la pauvreté qui y règne. À travers toutes ces aventures qui leur fait même approcher un autre trafic, celui des enfants, le cinéaste espagnol sonde une société en déshérence. Les adultes y sont ignobles et, c’est une évidence, sa préférence va aux jeunes, malgré leurs erreurs.

C’est le cas dans Colegas mais ça l’est aussi dans les deux volets d’El Pico : la télévision sert de marqueur. Elle symbolise ce monde adulte hypocrite. Dans Colegas, un reportage montre le roi, Juan Carlos, au garde-à-vous devant l’hymne national — n’oublions pas qu’il fut élevé par Franco mais que, à la surprise des Espagnols, il sut amener la transition démocratique dans son pays, tout en conservant contre lui l’opposition de l’ETA et des communistes.

« El Pico » : José Luis Manzano

Rebaptisé lors de sa sortie française L’Enfer de la drogue, El Pico et sa suite, El Pico 2, ont pour thème principal le fléau de la drogue. Un sujet qu’Eloy de la Iglesia filme frontalement, n’hésitant pas à montrer en gros plans les shoots. C’est d’ailleurs ce qui distingue le réalisateur de ses confrères : il n’a pas peur d’aborder de face les thématiques qu’il aborde, qu’elles touchent à la drogue ou à la sexualité. El Pico met encore en avant deux copains (José Luis Manzano et Javier Garcia), sauf que le premier est le fils d’un commandant de la Guardia Civil et le second celui d’un député basque de gauche. Autant dire que l’action, qui se déroule à Bilbao pour le premier épisode, va fortement être teintée de politique.

« El Pico 2 » : José Luis Manzano et José Luis Fernández Eguia « El Pirri »

C’est ainsi que la caméra capte souvent, au détour d’un panoramique, une phrase inscrite sur les murs par l’ETA (style « La police tue et assassine »). C’est ainsi aussi qu’un gradé de la Guardia Civil annonce : « Le gouvernement socialiste cherche à être bien avec nous et nous encense plus que du temps du Caudillo. » Malgré tout, El Pico place sur le devant de la scène ce père militaire qui fait tout pour sortir son fils de l’enfer. Un fils qui a d’ailleurs du mal à supporter la fonction paternelle.

« El Pico » : José Manuel Cervino

Incarné à la perfection par José Manuel Cervino — et par Fernando Guillén dans El Pico 2 —, ce personnage évolue tout au long du film. Coincé dans son rigorisme au début, il s’humanise. Se faisant aider dans ses recherches par un flic des stups aux méthodes musclées, on sent chez lui l’homme honnête qui n’aime pas que l’on utilise gratuitement la violence pour parvenir à ses fins.

Dans le deuxième volet, le père déclare à son supérieur hiérarchique que « la Guardia Civil est crainte et mal vue ». Il la qualifie de « corps très impopulaire » et ajoute : « Mal parler de nous est souvent très rentable ! » Curieusement, Eloy de la Iglesia que l’on ne peut pas soupçonner de sentiments pro-franquistes, prend ici la défense d’un membre de cette troupe d’élite pourtant proche encore du dictateur, mais qui a su montrer son humanité. Impossible de ne pas penser aux paroles que Brassens met dans la bouche de son épave, dans la chanson du même nom, dans laquelle un alcoolo se retrouve à poil dans la rue, détroussé. Un agent le couvre alors avec sa pèlerine et l’on entend : « Et depuis ce jour-là, moi, le fier, le bravache, moi, dont le cri de guerre fut toujours mort aux vaches, plus une seule fois je n’ai pu le brailler. » Très critique envers la Guardia Civil, De la Iglesia prouve ici que c’est l’institution qui est condamnable, pas forcément ceux qui en font partie.

Le sauna de « Colegas »

Eloy de la Iglesia ne cachait pas son homosexualité et la question est souvent présente dans ses films, du sauna dans Colegas au personnage du sculpteur dans El Pico, en passant par le viol collectif dans la prison d’El Pico 2. Il arrive qu’il se moque du sujet (les dragueurs du sauna) ou le condamne quand la violence y est liée (El Pico 2). Seul le sculpteur d’El Pico, interprété par le génial Enrique San Francisco (que l’on retrouve également dans Colegas), est présenté comme un personnage digne et attachant alors que, dans El Pico 2, le compagnon de cellule surnommé Toutou, qui exhibe des seins féminins (il est interprété par Sara de Arcos), est finalement montré comme un lâche.

« El Pico » : Enrique San Francisco

La force de l’œuvre d’Eloy de la Iglesia est de mêler les cartes : ses films sur des drogués ou des jeunes affrontant les difficultés de la vie prennent des allures classiques pour mieux dissimuler un discours politique, voire subversif, et des qualités d’auteur. Iglesia se place toujours du côté de ses jeunes héros, sans chercher à les condamner ni à les ensevelir sous une morale bourgeoise. Jamais il ne juge, il constate.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret Eloy de la Iglesia (trois films en DVD + Blu-ray + livret de David Didelot), sorti par Artus Films le 5 septembre 2023.


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