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Un coffret de quatre films : La ligne Clair

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René Clair, que Tamasa remet à l’honneur avec un coffret DVD/Blu-ray de quatre titres, assorti d’un livret de 64 pages, souffre de l’oubli dans lequel il est tombé. Devenu membre de l’Académie française en 1960, il était devenu le symbole d’un cinéma classique et somme toute dépassé et ringard, celui-là même qui faisait grincer les dents de François Truffaut et des jeunes Turcs de la Nouvelle Vague. Pourtant, dans les années vingt et au début des années trente, Clair fit figure de précurseur et d’avant-gardiste. Il appartint même à cette première génération de cinéastes cinéphiles. Et, toute sa vie, Clair se battit pour la reconnaissance du réalisateur comme un auteur.

D’abord journaliste puis acteur chez Feuillade, René Clair réalise dans les années vingt des films qui détonnent dans le reste de la production de l’époque. On lui doit ainsi Entr’acte (1924), dans lequel apparaissent Marcel Achard, Georges Auric, Darius Milhaud, Kiki de Montparnasse, Francis Picabia, Érik Satie, Man Ray, Marcel Duchamp, autant dire une grande partie de l’intelligentsia de l’époque.

« Sous les toits de Paris » : Pola Illéry et Albert Préjean, chanteurs des rues

Quatre films de Clair, donc, sont désormais disponibles dans de très belles versions restaurées en Blu-ray (avec, en bonus, l’explication sur les difficultés posées par la restauration) : Sous les toits de Paris (1930), Le Million (1931), À nous la liberté (1931) et Quatorze juillet (1933). Quatre sujets qui se déroulent dans des milieux populaires et qui dénotent avec le cinéma bourgeois de l’époque. N’oublions pas que les films ayant pour héros des ouvriers, très Front populaire et signés par Duvivier ou Carné — qui fut l’assistant de René Clair —, seront produits un peu plus tard. De la rétrospective ressortie en salles en fin d’année dernière sous le même titre René Clair l’Enchanteur, il ne manque qu’un film : Paris qui dort. Espérons qu’il ait lui aussi droit à une sortie en DVD/Blu-ray.

Paul Ollivier et Annabella dans « Quatorze juillet »

Sous les toits de Paris est donc le premier film parlant de René Clair. Un parlant auquel il a du mal d’ailleurs à s’habituer, ce qui fait qu’une grande partie du film ne comprend pas de dialogues. Chaplin, qui fut très impressionné par le cinéma de René Clair et s’inspira d’À nous la liberté pour ses Temps modernes, fut lui aussi très réticent à passer au parlant.

Malgré cette méfiance envers le son — il tournera en 1946 un film sur le cinéma muet baptisé Le Silence est d’or —, René Clair sait utiliser celui-ci quand il le faut, prouvant son intelligence. Ainsi, le titre de Sous les toits de Paris vient-il d’une chanson-leitmotiv que l’on voit littéralement glisser le long des façades et s’introduire subtilement dans la tête de qui l’écoute. Ainsi, filme-t-il encore une séquence gonflée pour l’époque, celle du combat nocturne entre Préjean et Modot dont on ne voit rien et dont on n’entend seulement que les bruits de lutte.

Ce que l’on remarque de prime abord dans Sous les toits de Paris, c’est la sobriété qui empreigne le scénario. Les personnages sont esquissés, sans besoin de faire appel à une quelconque psychologie : Albert Préjean est un chanteur des rues, Gaston Modot un marlou et Pola Illéry une midinette passant de bras en bras. Car ici l’amour est facile et sans trop de futur.

« Sous les toits de Paris » : le décor de Lazare Meerson

C’est justement cette simplicité qui fait tout le charme du film. Et cette vision du Paris des années trente, reconstitué par les décors de Lazare Meerson. Clair n’est pas dupe qui sait qu’il tient là un des grands atouts de Sous les toits de Paris. Sa caméra balaie les cheminées et la façade, les caresse presque et ouvre et clôt le film par un travelling qui s’avancera d’abord jusqu’au personnage principal en train de chanter dans la rue, puis s’en éloignera à la fin.

René Clair, on l’a dit, se méfie du cinéma qui parle comme l’on parle au théâtre. Il préfère ainsi filmer la séquence entre les deux amis — Préjean et le futur réalisateur Edmond T. Gréville dont la femme, Vanda, apparaît dans Le Million — qui se disputent Pola Illéry derrière la vitrine d’un bistrot. Rien n’a besoin d’être dit. On comprend par les gestes et les regards. Parole qui est souvent bannie par une interjection. « Taisez-vous ! », intime ainsi à deux détenus qui veulent causer le gardien de prison d’À nous la liberté. Et dans Le Million, alors que René Lefèvre et Annabella se retrouvent sur une scène de théâtre où ils n’ont rien à faire et doivent se cacher derrière des éléments de décor, le régisseur leur fait signe de se taire.

René Lefèvre et Annabella dans « Le Million »

Revenons à Sous les toits de Paris. On trouve encore des bals populaires, à l’intérieur de cafés, où les hommes dansaient et se castagnaient tout autant. On reconnaît d’ailleurs, en silhouette parmi les voyous qui entourent Gaston Modot, Aimos, futur interprète de La Bandera et de La Belle Équipe, deux Duvivier. Et que l’on retrouvera dans Quatorze juillet.

C’est une évidence, René Clair reste fidèle à ses interprètes : Pola Illéry est, elle aussi, dans Sous les toits et Quatorze juillet. Paul Ollivier apparaît dans les quatre films, Raymond Cordy dans trois, Annabella dans deux, etc. Derrière la caméra, on remarque la même constance : Lazare Meerson et Georges Périnal signent respectivement la direction artistique et les images des quatre films. On remarque également la persistance de la présence de futurs cinéastes au générique, Georges Lacombe, Georges Lampin, René Le Hénaff et Albert Valentin, à différents postes techniques.

Comme pour Sous les toits de Paris, Le Million s’ouvre sur un balayage de toits parisiens, ici représentés par une maquette de Lazare Meerson. Cette comédie trépidante, qui devient musicale régulièrement, continue de nous offrir un panorama du petit peuple, avec un héros désargenté (René Lefèvre) poursuivi par ses créanciers. René Clair aime le rythme et la cavalcade dans les escaliers de l’immeuble entre lesdits créanciers et leur victime est amusante, d’autant qu’elle est ponctuée par les cris de la concierge : « Fripouille ! Assassin ! Artiste ! » La dernière insulte étant sans doute pour elle la plus grave.

Dans « Le Million », le couple vedette (René Lefèvre et Annabella) est entouré des comédiens fétiches de René Clair : Louis Pré fils, André Michaud, Paul Ollivier, Jane Pierson, Raymond Cordy…

Tout repose donc sur deux billets de la loterie hollandaise achetés par deux amis (Lefèvre et Jean-Louis Allibert). Un seul des deux est gagnant et c’est Lefèvre qui l’a. René Clair, qui a signé en 1928 une adaptation cinématographique d’Un chapeau de paille d’Italie, maîtrise la rythmique de Labiche. Ici, c’est le billet de loterie qui remplace le chapeau et après lequel tout le monde court.

Ce qui est étonnant avec cette époque de la carrière de René Clair est que ses films, pour datés qu’ils paraissent, contiennent souvent des idées modernes. Non seulement ils présentent une importance historique mais prouvent qu’ils ont nourri, consciemment ou pas, d’autres personnalités. Prenons le cas d’À nous la liberté. Charlie Chaplin n’a jamais caché l’admiration qu’il avait pour ce film et combien il lui avait servi de modèle pour Les Temps modernes. On retrouve ainsi plusieurs gags visuels, déjà présents dans À nous la liberté et que Chaplin recyclera.

Deux chaînes de montage à l’usine : « À nous la liberté » (en haut) et « Les Temps modernes »

Comme lorsque, sur la chaîne de montage, Henri Marchand rate un boulon à visser et va perturber tous ses collègues pour accomplir son geste manqué. Marchand pourrait sembler lui-même chaplinesque, avec son lot de coups de pied au cul, mais il s’apparente davantage encore à un autre burlesque américain, Harry Langdon, avec son air rêveur et toujours dans les nuages. Quant à la fin d’À nous la liberté, elle est semblable à celle des Temps modernes, Raymond Cordy remplaçant Paulette Goddard. Et préfigurant peut-être un peu le futur Boudu que Renoir sauvera des eaux l’année suivante.

Paualette Goddard et Charles Chaplin dans « Les temps modernes » rappellent Henri Marchand et Raymond Cordy dans « À nous la liberté »

Clair et Chaplin se retrouvent aussi dans la dénonciation du taylorisme. À nous la liberté s’ouvre sur des prisonniers qui fabriquent des jouets puis passent au réfectoire. Dans les plans suivants, on verra des ouvriers sur des chaînes de montage et dans leur cantine soumis au même régime de surveillance, à la même monotonie de toujours faire le même geste. Dans les décors épurés et géométriques de Meerson, le film semble s’éloigner du réalisme pour se rapprocher d’une sorte de cauchemar éveillé.

Progressivement, l’univers de René Clair se peuple de personnages loufoques, tel cet exhibitionniste qui traîne dans le commissariat du Million et que l’on retrouve dans la farandole finale. Ou cet académicien sourdingue dans À nous la liberté. Et de séquences libérées de toute censure, comme lorsqu’il filme Pola Illéry et Albert Préjean partageant le même lit (en tout bien tout honneur) dans Sous les toits de Paris.

Pola Illéry et Albert Préjean dans « Sous les toits de Paris »

C’est encore des façades parisiennes qui ouvrent Quatorze juillet. Puis ce sont les Parisiens qui décorent leurs fenêtres en vue de la fête nationale annoncée dès le titre. On pourrait alors penser que Clair va respecter les règles classiques d’unités de lieu, de temps et d’action. Il n’en est rien, si ce n’est pour le lieu, sa caméra ne quittant pas la place où le film se déroule, filmant des appartements, des escaliers ou quelques sites précis, tels un restaurant ou un bistrot. Le film démarre le 13 juillet et se poursuit bien au-delà de la célébration de la prise de la Bastille.

Pola Illéry dans « Quatorze juillet »

Dans cet endroit précis d’où il ne bouge guère, Clair aime multiplier ses décors, peaufiner ses cadrages. Il n’est qu’à regarder ce plan, pris légèrement en biais, dans lequel Georges Rigaud noue son nœud de cravate devant un miroir, une photo de sa chérie (Pola Illéry) bien en vue. Les images insistent sur cette photo car déjà, comme l’image de Pola accrochée au mur qu’un courant d’air a envoyé valdinguer, le cœur du jeune homme s’est aussi envolé vers sa voisine, dont la fenêtre fait face à la sienne, la belle Anna (Annabella). Les deux rivales, Pola et Anna, sont d’ailleurs filmées d’une façon assez sexy, en petite tenue ou la bretelle du corsage pendant sur le bras. La brune et la blonde sont toutes deux très jolies mais la première, on le comprend vite, entraîne Rigaud vers de mauvaises fréquentations, incarnées par Thomy Bourdelle et Aimos. Ces deux-là sont le pendant du même Aimos mais surtout de Gaston Modot et Bill Bockets dans Sous les toits de Paris.

Aimos et Pola Illéry dans « Quatorze juillet »

On retrouve d’ailleurs dans Quatorze juillet cette même ambiance populaire, qui montre le peuple s’amuser ou s’attraper pour un oui ou un nom — et très souvent pour des problèmes automobiles, déjà ! Un personnage sort du lot, joué par Paul Ollivier : celui d’un riche noctambule éméché faisant beaucoup penser à celui des Lumières de la ville de Chaplin, sorti en 1931. Curieusement, avec sa petite moustache brune et ses cheveux blancs, Ollivier s’est fait la tête qu’aura le même Chaplin dans Monsieur Verdoux (1947).

Paul Ollivier et Raymond Cordy dans « Quatorze juillet »…
… et Charles Chaplin dans « Monsieur Verdoux »

Quatorze juillet comporte de nombreux détails humoristiques ou pittoresques décrivant la vie quotidienne : le garçon de café, un plateau chargé de verres à la main, obligé de se tortiller entre les danseurs du 14 juillet ; la bande de gamins jouant avec le taxi de Georges Rigaud ; les commérages de la concierge et d’une voisine ; le tout nouveau juke-box installé dans un bistrot — ou plutôt son ancêtre — et qui gêne un vieux monsieur coincé. Ou encore la maladresse des deux voleurs (Aimos et Bourdelle) au cours du bal.

Un dernier mot à ceux qui jugeraient que des films affichant près de 90 ans ont forcément vieilli. Qu’ils gardent en mémoire quelques phrases prémonitoires entendues dans À nous la liberté. Dans un esprit qui annonce celui du Front populaire, Raymond Cordy, qui incarne un détenu évadé devenu grand patron d’une usine de phonographes, déclare : « Seule la machine travaillera ! » L’on voit alors les chaînes de montage fonctionner toutes seules tandis que deux ouvriers tapent le carton et que les autres baguenaudent sur les bords de la Marne. Un peu plus tard, un édile annonce, comme une prémonition de la future intelligence artificielle : « Si la machine peut remplacer la main de l’homme, elle peut remplacer son cerveau. »

Alors ? Dépassé, René Clair ?

Jean-Charles Lemeunier

René Clair l’Enchanteur : coffret de quatre films en combo Digipack DVD/Blu-ray + livret de 64 pages sorti par Tamasa le 24 octobre 2023.


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