
Alors qu’il vient d’être honoré par le prix Lumière à Lyon, le cinéaste allemand Wim Wenders voit cinq de ses films édités en Blu-ray chez Carlotta : Alice dans les villes (1974), Faux mouvement (1975) et Au fil du temps (1976) dans le coffret La Trilogie de la route ; L’Ami américain (1977) et Les Ailes du désir (1987) en éditions séparées.

Avec Alice dans les villes (Alice in den Städten), son quatrième film, Wim Wenders inaugure le thème du road movie qu’il reprendra souvent et particulièrement dans les trois films présentés dans le coffret. Ici — Winter is coming, diraient sans aucun doute les amateurs de Game of Thrones —, c’est Philip Winter (Rüdiger Vogler) qui erre aux États-Unis, puis à Amsterdam et en Allemagne, avec une petite fille (Yella Rottländer) que lui a confiée une mère (Lisa Kreuzer) qui, entretemps, a disparu. Rebaptisé Bruno Winter dans Au fil du temps, Rüdiger Vogler est encore sur les routes d’Allemagne, multipliant les rencontres (à noter qu’un personnage secondaire dénommé Allan Winter et interprété par David Blue apparaîtra encore dans L’Ami américain).
C’est donc par l’errance que les deux Winter, Philip et Bruno, parviennent à se reconstruire. C’est encore par l’errance et les rencontres que le héros de Faux mouvement, une fois de plus incarné par Vogler et inspiré du Wilhelm Meister de Goethe, apprend à vivre et à devenir.
Alice dans les villes démarre sur un plan d’avion que suivent un panneau de rue et une vue de l’océan. Nous sommes quelque part en Amérique et, sur une promenade en bois longeant la plage, Philip Winter prend des photos au moyen d’un appareil polaroïd. Des photos qui, dit-il, « ne montrent jamais ce qu’on a vu ». En quelques images, Wenders nous plonge dans l’Amérique des routes infinies, des motels et des énormes voitures. Winter lui-même roule en Chrysler et explique que « se parler à soi-même consiste plus à écouter qu’à parler ».

Contrairement à sa célèbre homonyme, la petite Alice du titre — que l’on n’a pas encore rencontrée — a délaissé le pays des merveilles pour des paysages urbains qui rappellent ceux décrits par Henry Miller dans son Cauchemar climatisé. Sur la télé d’un motel passe Vers sa destinée de John Ford, que Winter écoute endormi sur son lit. Lorsque le film est soudain tronçonné par des pubs, le dormeur se lève et envoie valdinguer le poste. Ici, même un chef-d’œuvre doit payer son tribut au capitalisme. L’extrait n’est pas choisi au hasard puisque le film a été tourné en 1973 et que Rüdiger Vogler apprend, en lisant plus tard un journal, la mort de John Ford.
Winter est en Amérique pour écrire un article, sans y parvenir. Ce problème d’écriture est récurrent, puisqu’il en est encore question dans Faux mouvement. Dans Alice, Winter se fait engueuler par son rédacteur en chef et est contraint de rentrer en Europe. À l’aéroport de New York, il rencontre une jeune Allemande (Lisa Kreuzer) et sa fille, la petite Alice (Yella Rottländer). La mère lui confie sa gamine et disparaît. À partir de là, Winter et Alice vont déambuler d’Amsterdam en Allemagne à la recherche de la disparue.

Balade mélancolique et désenchantée, le film est d’autant plus fascinant que Yella Rottländer apporte toute sa fraîcheur à un sujet qui aurait pu être plombé et qui ne l’est pas du tout. Dans le bonus, Wim Wenders explique que la petite fille était gênée par le dialogue écrit et qu’elle lui demanda d’improviser en fonction des scènes à jouer. Ce qui la rend complètement naturelle et débarrasse le film d’une artificialité qu’il aurait pu montrer sans cela. Le tout bercé par la musique de Can — groupe de rock allemand dont le nom signifiait Communism Anarchism Nihilism —et, le temps d’une chanson passée sur un juke-box, du fameux On the Road Again de Canned Heat. Winter assiste également à un concert de Chuck Berry au cours duquel on l’entend chanter Memphis, Tennessee. Wenders avoue d’ailleurs que l’idée du film est née de cette chanson qui parle d’un appel longue distance en provenance de Memphis, Tennessee, de la part d’une certaine Marie. Pendant toute la chanson, on pense qu’il s’agit de l’amoureuse du chanteur alors qu’il est en fait question de sa fille.
Ce road movie nous embarque véritablement. Il nous promène dans un beau noir et blanc des paysages désolés de l’Amérique — qui n’est sans doute plus celle du mythe puisque John Ford est mort — à ceux de l’Allemagne ouvrière, avec ses vieilles maisons et son industrie charbonnière. Philip Winter va apprendre à vivre grâce à Alice tandis que les spectateurs de l’époque, grâce aux premiers films de Wenders, Fassbinder, Herzog, Schlöndorff, Syberberg ou Margarethe von Trotta, découvraient que le cinéma allemand renaissait enfin après ces années de conformisme qui avaient suivi la guerre.

Cette fois inspiré de Goethe et écrit par Peter Handke, Faux mouvement (Falsche Bewegung) nous met en présence d’un jeune homme ayant encore des velléités d’écriture et incarné une fois de plus par Rüdiger Vogler. Le film est cette fois en couleurs et Wilhelm (Vogler) est gentiment expédié par sa mère loin de chez lui, afin qu’il trouve enfin sa voie. « Ne perds pas ton sentiment de malaise, lui conseille-t-elle, tu en auras besoin pour écrire. »

Sur la route, Wilhelm va croiser plusieurs personnages qui vont ainsi l’accompagner, incarnés par Hans Christian Blech, Nastassja Kinski (créditée Nastassja Nakszynski), Hanna Schygulla, Peter Kern et Ivan Desny, sans savoir vraiment ce qu’il cherche. Contrairement au Philip Winter d’Alice dans les villes, Wilhelm ne parviendra pas forcément à son but, à moins que celui-ci ne soit d’être constamment en recherche de quelque chose. « J’ai l’impression, avoue-t-il, d’avoir manqué quelque chose et de toujours manquer quelque chose à chaque nouveau mouvement. » Le Wilhelm Meister de Goethe est connu pour être le prototype de ce que l’on a appelé le roman d’apprentissage. Le Wilhelm de Wenders a certes appris au contact des autres — n’oublions pas que Wim est la contraction de Wilhelm et que, dans ce sens, le récit peut prendre des allures de confession —, sans avoir vraiment compris où il voulait aller.

Au fil du temps (Im Lauf der Zeit) parle aussi de route et de rencontre, celle que va faire Bruno (Rüdiger Vogler), un projectionniste itinérant au volant de son camion, avec Robert (Hanns Zischler), un pédiatre qui fuit le domicile conjugal. Wenders choisit la liberté totale dans ce récit qui, affirme-t-il dans le bonus, a été tourné sans scénario, les acteurs devant jouer des situations. Wenders en profite pour parler de son amour du cinéma dès le démarrage du film avec ce vieux musicien de films muets qui parle des Nibelungen de Lang et du Ben-Hur de Fred Niblo, celui de 1925. Il conclut également Au fil du temps sur le commentaire d’une directrice de salle qui se lamente de l’état actuel du cinéma allemand et préfère voir la disparition des écrans de province plutôt que projeter de tels films. L’établissement se nomme Weisse Wand — c’est-à-dire « Mur blanc » —, dont les deux initiales renvoient bien sûr à celle de Wim Wenders. Lequel rend encore un hommage au cinéma burlesque lorsque Bruno et Robert, derrière l’écran et vus en ombres chinoises, font les clowns pour faire rire une salle pleine d’enfants.

Au fil du temps aborde les problèmes de liberté et de solitude et montre les deux protagonistes en proie à un conflit de génération. Il va falloir pour Robert régler la question paternelle et pour Bruno celle de son enfance. Rappelons que cette nouvelle génération de cinéastes à laquelle appartient Wenders demande à la précédente de rendre des comptes par rapport à son passé nazi.
Il faut se laisser entraîner par Bruno et Robert, divaguer avec eux, écouter leurs silences parfois plus éloquents que leurs paroles et apprécier la magnifique photographie de Robby Müller, le chef opérateur qui accompagna Wenders sur une douzaine de films. Le cinéaste salue d’ailleurs à juste titre son chef op’ et son monteur, Peter Przygodda, qui travailla sur une quinzaine de ses films.

Délaissons le sublime schwartz und weiss d’Au fil du temps pour aborder les tout aussi sublimes couleurs de L’Ami américain (Der Amerikanische Freund). Wenders adapte ici un roman de Patricia Highsmith mettant en scène le fameux Tom Ripley, ici interprété par Dennis Hopper, et qui eut, entre autres, le visage d’Alain Delon dans Plein soleil, de Matt Damon dans Le Talentueux Mr. Ripley et de John Malkovich dans Ripley’s Game. « Les Américains ont colonisé notre subconscient » remarquaient Bruno et Robert dans Au fil du temps lorsque, arrivés à la frontière est-allemande, ils entraient dans un poste abandonné couvert de graffitis. Tourné à New York, Hambourg et Paris, L’Ami américain pourrait être un film de cette nationalité, d’autant qu’on y croise, outre Dennis Hopper, les cinéastes Nicholas Ray et Sam Fuller. Wenders s’est d’ailleurs amusé à offrir à ses amis réalisateurs les personnages de mafieux, auquel il faut ajouter l’acteur et cinéaste français Gérard Blain. Si on ne parvient à reconnaître Jean Eustache, Daniel Schmid ou Peter Lilienthal, un clip réalisé par Wenders nous les présente en bonus.

Puisque L’Ami américain se situe dans les milieux de la peinture, il est normal que Robby Müller ait privilégié celles-ci, du bleu des tableaux d’un des personnages à la Coccinelle orange que conduit Lisa Kreuzer, en passant par les façades briques qu’éclaire le soleil. La route est ici toujours présente mais les distances sont plutôt parcourues en train et en avion. Wenders prouve qu’il maîtrise un scénario policier dans la grande tradition — voir les séquences de meurtres dans le métro ou dans un train — alors qu’il sort tout juste du tournage d’Au fil du temps et de sa liberté.

Ne croyons pas que, pour autant, Wenders ait délaissé ses préoccupations précédentes. L’amour du cinéma est encore ici flagrant — par le thème, les interprètes — et l’errance toujours aussi présente, qu’elle soit géographique et psychologique. Le personnage joué par Bruno Ganz, dont le métier est d’encadrer des tableaux — au cinéma, tout n’est-il pas question de cadres ? —, accepte un contrat de meurtre car il est atteint d’une maladie incurable. Ganz flotte entre son devoir d’assurer un avenir à sa famille et ses scrupules, entre sa franchise envers sa femme et ce qu’il est obligé de lui cacher, entre son amateurisme et l’étonnement de s’apercevoir que ce n’est finalement pas si dur d’accomplir des gestes qu’il n’était pas censé faire. Il rejoint en cela les précédents héros de la Trilogie de la route, sauf qu’il est ici débordé par un scénario policier et par un bel échantillon de personnages douteux. Comme si un spectateur était soudain en passe de devenir le principal protagoniste d’un film.

C’est encore Bruno Ganz qui se retrouve au centre des Ailes du désir (Der Himmel über Berlin), film fascinant tant par la poésie de son dialogue, signé par Wenders et Peter Handke, la beauté de ses images en noir et blanc et en couleurs, dues au grand chef op’ Henri Alekan — qui donne son nom au cirque qui, dans le film, emploie Solveig Dommartin — et la beauté hypnotique de ses musiques, composées par Jürgen Knieper, Laurent Petitgand et Nick Cave.

Invisibles — sauf peut-être aux enfants —, des anges scrutent l’humanité depuis les cieux au-dessus de Berlin (traduction du titre original) et entendent les souffrances et les attentes de ceux qu’ils assistent. Damiel (Bruno Ganz) et Cassiel (Otto Sander) écoutent ainsi les déceptions et les espoirs, les solitudes aussi, thème fondamental chez Wenders.
Damiel découvre une trapéziste française, Marion (Solveig Dommartin), perdue dans un petit cirque berlinois en faillite et costumée en ange pour son numéro. Après la beauté du poème de Peter Handke entendue auparavant, Lorsque l’enfant était enfant, Wenders s’amuse à placer dans la bouche de la Française, dès ses premiers mots, des propos orduriers qui contrastent : « Putain de bordel de merde, je ne peux pas voler avec ces plumes de poulet ! »

Pour celle qui porte aussi des ailes, Damiel veut devenir humain puisque d’autres anges l’ont fait avant lui, dont Peter Falk, angélisé ici sans doute davantage pour ses films avec Cassavetes que pour Columbo, encore que ce soit le titre de la série qui est cité. De même, dans le générique final, Wenders dédie son film « à tous les ex-anges et, en particulier, à Yasujiro, François et Andrzej » et l’on comprend bien sûr Ozu, Truffaut et Wajda, voire Munk. Constamment présent dans l’œuvre de Wenders, l’amour du cinéma est aussi représenté par Curt Bois, à qui est confié le rôle d’Homère. Un acteur né en 1901 et qui a débuté sa carrière à l’âge de 6 ans en Allemagne. Exilé aux États-Unis pour fuir le nazisme, il travaillera à Hollywood jusque dans les années cinquante, entre autres dans le Casablanca de Michael Curtiz mais aussi avec Borzage, Ophuls, Milestone et Siodmak. Il reçut, pour sa participation aux Ailes du désir, le prix du cinéma européen de meilleur acteur de second rôle.

Au cours de la conférence de presse qu’il avait donnée à Lyon, suite à son prix Lumière, Wim Wenders avait parlé de Peter Falk, de ses improvisations et de ses méthodes de travail : « Peter Falk aimait l’improvisation. La longue scène où il essaie des chapeaux n’était pas écrite. Bruno Ganz et Otto Sander n’avaient pas appris l’improvisation. Ils avaient peur que Falk improvise et lui, il adorait ça. Le pauvre Otto avait tout de suite la sueur qui lui venait au front, de peur d’être impliqué dans une nouvelle improvisation de Peter Falk. Le film reposait sur l’imprévu. Chaque soir, on décidait de ce qu’on allait tourner le lendemain. Les Ailes du désir est une fiction un peu radicale avec des anges et la réalité de Berlin qui s’introduit dans le film. »

Cette réalité de Berlin est celle de l’avant-chute du mur, un mur que l’on voit d’ailleurs repeint par Thierry Noir, ainsi que le précise le générique, filmé en couleurs. Une réalité où, répétons-le, la solitude est le lot de beaucoup. « J’ai toujours été seule, confesse Marion à Damiel, mais je n’ai jamais vécu seule (…) J’ai rêvé d’un homme. Avec lui seul, je pouvais être solitaire. »
En 1993, Wenders reprendra le personnage de l’ange Cassiel (Otto Sander), désireux lui aussi, comme Damiel avant lui, de devenir humain. Dans Si loin, si proche ! (In weiter Ferne, so nah !), le mur de Berlin est tombé, l’Allemagne s’est réunifiée… et Rüdiger réapparaît dans le rôle de Philip Winter.

Exception faite de L’Ami américain, les héros d’Alice dans les villes, Faux mouvement, Au fil du temps et Les ailes du désir errent, sur les routes ou dans le ciel de Berlin, sans véritable lieu où se poser. Comme si leur génération — Ganz et Sander sont nés en 1941, Vogler en 1942, Wenders en 1945, Zischler en 1947 — était perdue d’avance, à cause de la guerre et du positionnement politique de l’Allemagne de leurs parents. Plus de Heimat, alors, cette mère-patrie à laquelle ils refusent d’appartenir, préférant se tourner vers la fascination qu’exerce sur eux le pays vainqueur, l’Amérique (tandis que ce vainqueur voit ses propres enfants, Jack Kerouac en tête, n’avoir qu’une idée : se retrouver sur la route). Cette impossibilité à se situer géographiquement est l’une des clefs du cinéma de Wim Wenders.
Jean-Charles Lemeunier
Sortie en Blu-ray de « L’Ami américain » et « Les Ailes du désir » le 17 octobre 2023, du coffret « La Trilogie de la route » le 21 novembre 2023.