
Disparu trop tôt, Jean Eustache, à qui Carlotta consacre un superbe coffret de six Blu-rays (ou sept DVD), est un cinéaste qui reste difficile à classer. Et que l’on est heureux de pouvoir enfin (re)découvrir dans son intégralité. On trouvera ainsi La soirée (1963), Du côté de Robinson (1964), Le Père Noël a les yeux bleus (1966), La Rosière de Pessac (1968), Numéro zéro (1971), La Maman et la Putain (1973, Grand prix spécial du jury à Cannes), Mes petites amoureuses (1974), Une sale histoire (1977), La Rosière de Pessac 79 (1979), Le Jardin des délices de Jérôme Bosch (1980), Offre d’emploi (1980) et Les Photos d’Alix (1980), autant de courts, moyens et longs-métrages qui rendent si attachant, si injustement méconnu du grand public le nom du cinéaste. On retrouvera également son travail pour la télé sur Murnau (Le Dernier des hommes) et Renoir (La Petite Marchande d’allumettes).
Puisqu’il s’agit toujours d’apposer des étiquettes sur telle ou telle œuvre, peut-on dire de celle d’Eustache qu’elle s’inscrit dans une tendance post Nouvelle Vague ? Il affiche quelques années de moins que les Jeunes Turcs des Cahiers passés derrière la caméra puisqu’il est né en 1938 quand Rohmer est de 1920, Rivette de 1928, Godard et Chabrol de 1930 et Truffaut de 1932, pour prendre les principaux représentants.

De la Nouvelle Vague, Jean Eustache a conservé la liberté du propos, souvent autobiographique, le tournage dans les rues et les acteurs lorsqu’ils sont professionnels, à commencer par Jean-Pierre Léaud, présent dans Le Père Noël a les yeux bleus et La Maman et la Putain, et Bernadette Lafont dans La Maman et la Putain. Il dédie en outre Le Père Noël au chanteur qui est cher à Truffaut, Charles Trénet, tourne dans sa ville (Narbonne) et utilise Douce France dans Mes petites amoureuses.

« On va encore dire, déplore Michael Lonsdale au début de la géniale Une sale histoire, que tu racontes des histoires ordurières alors que l’art devrait célébrer la grandeur, la beauté… » Ce à quoi Jean Douchet lui répond : « On m’a déjà dit que je cherche mon inspiration dans les chiottes ! »

La force de Jean Eustache est ainsi : parler des choses qui lui tiennent à cœur, même si elles ne sont pas du goût du public. Que ce soit dans Du côté de Robinson, Le Père Noël a les yeux bleus ou La Maman et la putain, les protagonistes sont souvent des hommes qui traînent dans les bars et cherchent à draguer. Et dans Mes petites amoureuses, au beau titre rimbaldien et qui conte l’enfance et l’adolescence du cinéaste, les jeunes font de même : traîner et draguer en espérant, comme ils le disent, « pouvoir toucher les nichons » des filles qu’ils embrassent.

Il y a dans tout cela une sorte de quête sans fin, de désespérance, et un besoin d’approcher au plus près le réel et le courant de cinéma-vérité dont Jean Rouch et Edgar Morin ont été en France les pionniers. Le point d’orgue de cette œuvre — ce qui ne veut pas dire que le reste n’est pas important, bien au contraire — reste bien sûr La Maman et la Putain dont la durée peut faire peur (219 minutes) mais qui vous prend sans jamais plus vous lâcher.

Chez Eustache, comme chez Godard (dont il est proche), le moindre détail compte. C’est ainsi que le jeune héros de La Maman et la Putain, Alexandre (Jean-Pierre Léaud), se lamente sur sa séparation avec Gilberte (Isabelle Weingarten) et lit À la recherche du temps perdu de Proust — lequel se lamente tout autant sur ses amours malheureuses avec… Gilberte. Il évoque une femme qui lui plaît « parce qu’elle a joué dans un film de Bresson » (rappelons qu’Isabelle Weingarten a débuté son travail d’actrice dans un film de Bresson).
Comme les cinéastes de la Nouvelle Vague, Eustache était cinéphile et a parlé de cinéma dans tout ce qu’il a écrit et tourné. Ainsi, toujours dans La Maman, Léaud ironise-t-il sur La Classe ouvrière va au paradis d’Elio Petri et s’énerve-t-il lorsque Françoise Lebrun veut aller voir Les Visiteurs du soir (« Ce cœur qui bat, qui bat… Tous les élégiaques sont des crapules ! »). Sur un journal qu’il lit, un article claironne « Viva Leone, viva le western » et quand il commente un fait-divers, celui sur Michel Fauqueux, il le trouve « aussi beau qu’un film de Nicholas Ray ». Il cite encore les films de Murnau qui mettent en scène toujours un passage. Et, lorsqu’il s’agit de refaire son lit : « Les films, ça sert à ça, à apprendre à vivre… à faire un lit ! »
On peut encore citer les jeunes héros de Mes petites amoureuses qui passent devant un cinéma affichant Les Conquérants d’un nouveau monde. « Ils sont cons, les films Paramount » lance l’un d’eux. Plus tard, Daniel (Martin Loeb) va voir en salle le Pandora d’Albert Lewin, occasion pour lui d’embrasser une fille.

Eustache s’intéresse à la vie quotidienne, à celle de ceux qui lui ressemblent, lui parlent, d’où son intérêt à filmer sa grand-mère (Numéro zéro) et à suivre l’élection d’une rosière à Pessac, sa ville natale, expérience qu’il renouvelle dix ans plus tard. « À la fin, rien n’a eu lieu » lance-t-il, lors d’une interview à propos de Mes petites amoureuses, pour insister sur le fait que ses personnages ne vivent rien de particulier, sinon l’existence de tout un chacun.
On a dit de La Maman et la Putain que le film parlait de son époque, de l’après 68, de la libération des mœurs et de la condition féminine. C’est certain, de même qu’il retrace également les états d’âme de Jean Eustache à l’époque du tournage et ses émois amoureux. Il contient ainsi deux étonnants monologues, sacrément puissants, de Jean-Pierre Léaud, face caméra, et de Françoise Lebrun, pleurant et répétant le mot « baiser », preuves évidentes de la force du cinéma de Jean Eustache.

On se reportera, pour ce film, à un bonus, une émission tournée pour la télévision au moment de la projection du film au festival de Cannes. Entouré de deux critiques, Gilles Jacob (qui n’a encore aucune responsabilité dans la sélection cannoise) et Jean-Louis Bory, André Halimi les fait parler du film. Jacob a détesté, parlant d’« un non-film tourné par un non-cinéaste », tandis que Bory le défend mollement, attaquant le jeu de Léaud mais reconnaissant la qualité d’interprétation de Bernadette Lafont et Françoise Lebrun. La caméra pivote alors et nous fait découvrir, à leurs côtés, Jean Eustache et Jean-Pierre Léaud, qui écoutent les critiques à leur égard. On se dit que la télévision a bien changé et qu’on n’en était pas aux cirages de pompes auxquels on assiste aujourd’hui. Cela dit, tout cela est bien rapide et, visiblement contrarié, Eustache n’a pas vraiment le temps de parler en profondeur de son film, défendu par ses actrices qui, à un autre bout du plateau, sont enfin interrogées. Autre époque, dira-t-on — et celle-ci était à la polémique puisque deux des films représentant la France dans la sélection étaient La Maman et la Putain et La Grande Bouffe de Marco Ferreri, qui tous deux firent frémir pas mal de monde.

Un dernier mot sur Une sale histoire qui fait jouer le même texte, un récit voyeuriste, d’abord à Michael Lonsdale puis à Jean-Noël Picq. Filmées différemment, les deux parties se complètent et rendent encore plus fort le propos, cette « histoire que les femmes n’aiment pas beaucoup ». « Le miroir de l’âme, c’est le sexe » énoncent tour à tour Lonsdale et Picq, évoquant « l’époque désabusée ». Car toujours, chez Eustache, le scénario, proche de sa propre réalité ou de celle de ses proches, se double d’une réflexion lucide et, employons encore le mot, désespérée. Mot qui convient indéniablement à résumer sa carrière. Et ce n’est sans doute pas seulement parce que le cinéaste se suicide d’une balle dans le cœur le 5 novembre 1981.
Jean-Charles Lemeunier
Coffret Jean Eustache de six Blu-rays (ou sept DVD), plus un livre de 160 pages, sorti par Carlotta Films le 16 avril 2024.