Voici l’histoire d’un amour fou qui n’aurait pas déplu aux surréalistes, parce que fou jusqu’à la folie. Celui d’une jeune Japonaise, Abe Sada qui, en 1936, défraya la chronique. L’histoire fut connue en France grâce au film de Nagisa Oshima, Ai no korida (1976, L’Empire des sens), premier film pornographique tourné par un auteur classique après le Change pas de main de Paul Vecchiali. Plus tard, Catherine Breillat (Une vraie jeune fille, Romance, Anatomie de l’enfer), Patrice Chéreau (Intimité), Michael Winterbottom (9 Songs), Laurent Bouhnik (Q) ou Gaspar Noé (Love) filmèrent à leur tour des histoires amoureuses dans lesquelles ils ne cachaient rien de la sexualité inhérente à la passion.
Carlotta ressort donc, dans un très beau coffret ultra collector assorti du livre de Stéphane du Mesnildot La Révolte de la chair, L’Empire des sens et le film suivant d’Oshima qu’on lui associe automatiquement, Ai no borei (1978, L’Empire de la passion). À ces deux-là s’ajoute Jitsuroku Abe Sada (La Véritable Histoire d’Abe Sada) de Noboru Tanaka, tourné un an avant L’Empire des sens mais éclipsé par ce dernier.

Dans L’Empire des sens, Oshima décrit une folie, d’abord sexuelle. L’héroïne interprétée par Eiko Matsuda est une geisha que l’amour fou qu’elle voue à son patron (Tatsuya Fuji) rend nymphomane au point qu’elle ne peut plus se passer de son sexe. En un plan, Oshima montre que le pays lui-même est entièrement plongé dans la folie par son militarisme. Alors qu’une troupe défile dans les rues, elle est acclamée par la population qui brandit des drapeaux nationaux. Six ans après, le pays sera précipité dans une guerre qu’il perdra et qui sera autrement meurtrière que la mise à mort contée dans cette corrida de l’amour.
Mais le cinéaste va beaucoup plus loin. Une loi interdit aux actrices et acteurs japonais de montrer leur sexe à l’écran. Or, Oshima va filmer des érections, des fellations et des pénétrations. Les négatifs passeront ensuite en fraude en France, chez le producteur Anatole Dauman. Au Japon, le film fera scandale et sera censuré et flouté tandis qu’il obtiendra un succès international. Autre motif de scandale, les gifles que la jeune femme assène à son amant et qui étaient alors très mal vues — beaucoup plus que dans l’autre sens. Aujourd’hui, il existe d’ailleurs un bar à Tokyo dans lequel les serveuses giflent les consommateurs… pour le plus grand plaisir de ces derniers.

L’Empire des sens est l’étude d’un cas clinique qui oscille entre l’amour et la mort. Cette profondeur du propos, Oshima la magnifie par ses images sublimes. Qu’elles montrent le couple en balade sous la pluie avec une ombrelle trouée ou les actes sexuels, celles-ci sont toujours belles, à la différence de celles qui détaillent les mêmes actes dans des pornos ordinaires. Elles sont aussi une forme de balayage des pratiques, passant par l’ondinisme, les aliments, l’asphyxie érotique et ce qui pourrait ressembler à l’ancêtre d’un œuf de yoni, abordant même la pédophilie dans une courte séquence qui rappelle les enfants nus que filmait à la même époque Shuji Terayama dans L’Empereur Tomato Ketchup. C’est sans doute aussi la première fois qu’un film japonais montre un homme se soumettre à ce point aux désirs de sa compagne, alors qu’elle le pousse aux plus extrêmes limites, le transformant en homme objet. « Dis que tu le veux », lui intime-t-elle et il répète : « Oui, je le veux ! »
Le militarisme, le féminisme, le balancement des tabous cul par-dessus tête : c’est certain, L’Empire des sens est bien plus que pornographique, il est politique. Enfin, signalons que près de cinq mois avant la sortie de L’Empire des sens (15 septembre 1976 pour L’Empire, 21 avril 1976 pour La Dernière Femme de Marco Ferreri), un autre film combat le tabou de la virilité et des attributs sexuels mâles. C’était vraiment dans l’air du temps !

Évoquant encore un amour passionnel, Oshima revient à un cinéma plus classique avec L’Empire de la passion. S’il est bien des images restant gravées dans l’esprit, malgré les années — et cette nouvelle vision le confirme —, ce sont bien celles prises depuis le fond d’un puits, sur lequel se penchent les personnages tandis que des feuilles tombent lentement. Images qui rappellent d’ailleurs l’un des thèmes majeurs des romans d’Haruki Murakami, qui sont postérieurs au film, dans lequel on peut voir la métaphore de la solitude.
L’Empire de la passion se déroule en 1895, dans la campagne japonaise. Revenu de la guerre et désœuvré, un jeune homme (Tatsuya Fuji, l’interprète de L’Empire des sens) tombe amoureux d’une femme mariée, de 26 ans son aînée (Kazuko Yoshiyuki). Évidemment, le couple va vouloir se débarrasser du gêneur mais véritablement par amour et non pas, comme dans Assurance sur la mort ou Le Facteur sonne toujours deux fois, pour toucher un quelconque héritage.

Riches de très belles images, le film se fait tour à tour érotique (mais pas pornographique), fantastique, poétique, parfois même grand-guignolesque sans que cela nuise au récit. On ne s’étonnera pas qu’il ait reçu le prix de la mise en scène au festival de Cannes 1978, présidé par le cinéaste américain Alan J. Pakula.
Sur le même disque que L’Empire de la passion, on trouve donc La Véritable Histoire d’Abe Sada, le film de Noboru Tanaka qui précède d’un an L’Empire des sens. Et force est de reconnaître qu’il est tout aussi intéressant que celui d’Oshima. Certes moins gonflé puisque s’apparentant au genre pinku eiga (films érotiques qui ne heurtent pas la censure) mais finalement autant politique que le film d’Oshima et très semblables dans les détails, les deux films étant tirés du même fait divers.

Regardons de plus près la question du militarisme. Comme chez Oshima, Tanaka filme à plusieurs reprises des soldats marchant dans les rues. Le dialogue fait également allusion au coup d’état de 1936, plus connu sous le nom d’« incident du 26 février ». À la fin du film, le cinéaste livre un raccourci de la vie de son héroïne, preuve qu’il est lui aussi un véritable auteur.
Cette histoire d’Abe Sada est tellement fascinante que ses deux adaptations le sont tout autant l’une que l’autre, qu’elles soient signées par Tanaka ou Oshima. Dans l’un des bonus du coffret, il est question de « l’esthétique du désir » qui nourrit profondément l’art japonais. Et qui est clairement présente dans les trois films, les deux Empires, des sens et de la passion, et aussi dans La Véritable Histoire d’Abe Sada.
Jean-Charles Lemeunier
Coffret ultra collector sorti le 18 juin 2024 par Carlotta Films.