Si l’on ne devait retenir qu’une image de Papa est en voyage d’affaires, ce serait celle de cet enfant somnambule marchant en équilibre sur une poutrelle. Comme si le pays lui-même, encore désigné sous le nom global de Yougoslavie, suivait une ligne étroite séparant les deux grands blocs politiques — le communiste et l’occidental —, tenté de basculer une fois dans l’un, une fois dans l’autre.
Quand Emir Kusturica tourne, en 1985, Otac na službenom putu — le film, qui obtiendra la Palme d’or à Cannes cette même année, ressort sur grand écran grâce à Malavida —, son pays essaie de tourner la page. Tito est mort en 1980 mais la fédération ne va pas tarder à éclater en de multiples états avec la guerre qui fait rage à partir de 1991. Kusturica démarre son film à Sarajevo en 1950 alors que, deux ans avant, Tito vient de rompre avec le stalinisme et que la Yougoslavie, tel le petit Malik du film, s’engage sur une corde raide, la voie effilée baptisée titisme.

En 1985, alors que Papa est en voyage d’affaires triomphe à Cannes, peu nombreux sont les spectateurs qui ont vu — et apprécié — le premier film de Kusturica, Te souviens-tu de Dolly Bell ?, lesquels ont forcément gardé en mémoire la chanson 24 000 baci d’Adriano Celentano. On le sait aujourd’hui mais on le découvrait à l’époque, les films de Kusturica sont constellés de musiques entêtantes qui ne nous lâchent plus et celle composée par Zoran Simjanović pour Papa est en voyages d’affaires est de celles-là.
L’autre grand point commun des films de Kusturica est la tendresse qu’il affiche pour ses personnages, plus pour eux que pour le système politique auquel ils sont forcés d’adhérer. Ici Mesa, le héros incarné par Miki Manojlović (formidable acteur que l’on retrouve souvent auprès du cinéaste), est forcé de s’éloigner de chez lui et mis au travail obligatoire dans une mine parce qu’il a osé ricané d’une caricature montrant Marx et Staline. Bien sûr, Kusturica critique le système communiste mais plaint surtout ceux qui le subissent, que ce soit Mesa ou Zijo (Mustafa Nadarević), son beau-frère qui l’expédie dans un camp. Zijo qui se présente comme étant « un soldat du Parti ». Mais, quoi qu’on puisse en penser, Kusturica a toujours réfuté le label « anti-communiste » pour son film. Les humains sont pour lui plus importants que les régimes.

Ce n’est pas un hasard si le médecin du village où est expédié Mesa, à la frontière hongroise, se plaît à rappeler une citation latine professée par les émigrés russes : Ubi bene, ibi patria. Là où on est bien, là est ta patrie. Aussi Kusturica filme-t-il avec beaucoup de chaleur la débrouillardise de ce petit peuple qu’il aime tant — comme lorsque le frère du petit garçon somnambule lui accroche une clochette au pied quand il dort — et son mélange pacifique de religions, avec une séquence de circoncision et un enterrement dans une église. Quant à l’exercice du pouvoir, on ne s’étonnera pas des dernières phrases du grand-père — joué par Pavle Vuisic, le conducteur de bus de Qui chante là-bas ? — : « Qu’ils aillent se faire foutre, eux et leur politique, je suis trop vieux pour leurs conneries. »

Un des grands acteurs de Papa est Moreno D’E Bartolli, qui joue le petit Malik, tout en regards et en intelligence. Il amène de la poésie, surtout dans son histoire d’amour avec la petite fille du docteur, et apporte à l’histoire le recul nécessaire. Par ses yeux, on regarde ce monde d’adultes avec ses qualités et ses nombreux défauts, sans jugement. Ce gamin est sans doute l’alter ego de Kusturica, celui qui aime le cinéma au point de récupérer auprès du projectionniste des bouts de pellicule et des affiches (dans le film, il s’agit du frère aîné). Celui qui a été marqué par sa circoncision et son premier amour. Celui qui, aussi, ne vit que pour l’équipe nationale de foot dont il écoute les résultats à la radio — dont sa victoire sur l’équipe soviétique —, et qui observe les erreurs de son pays sans cesser de l’aimer.
Jean-Charles Lemeunier
Papa est en voyage d’affaires
Année : 1985
Titre original : Otac na službenom putu
Origine : Yougoslavie
Réal. : Emir Kusturica
Scén. : Abdulah Sidran
Photo : Vilko Filac
Musique : Zoran Simjanović
Montage : Andrija Zafranovic
Durée : 135 min
Avec Miki Manojlovic, Moreno D’E Bartolli, Mirjana Karanovic, Mustafa Nadarevic, Mira Furlan, Pavle Vuisic…
Sortie en salles par Malavida le 2 octobre 2024.