« On peut tout trouver dans le réel » avait l’habitude de dire Georges Franju. Son film Les Yeux sans visage (1959) ressort dans une belle restauration Blu-ray chez Le Chat qui fume. Et le réel qu’il filme fait se côtoyer la poésie et le fantastique.
Les noms qui se bousculent au générique sont déjà un indice. Derrière celui de Franju, voici qu’apparaissent ceux de Claude Sautet et Boileau-Narcejac pour le scénario, de Pierre Gascar pour les dialogues, d’Eugen Schufftan pour les images, de Maurice Jarre pour la musique et, pour la distribution, de Pierre Brasseur, Alida Valli et Édith Scob.

Petit rattrapage vite fait pour les derniers de la classe. Si Claude Sautet, futur grand cinéaste, n’a pas encore fait réellement ses preuves, le duo Boileau-Narcejac a déjà inspiré Clouzot (Les Diaboliques) et Hitchcock (Vertigo). Pierre Gascar, outre un prix Goncourt en 1953 avec Les Bêtes, est l’auteur des biographies de Rimbaud, Robespierre, Nerval, Montesquieu, etc. Schufftan a photographié les grands films muets de Fritz Lang en Allemagne (Les Nibelungen et Métropolis) avant de fuir le nazisme et de se réfugier en France pour éclairer les films de Carné (Drôle de drame, Quais des brumes), Ophuls (La Tendre Ennemie, Yoshiwara, Sans lendemain), Siodmak (Mollenard)… Il a déjà travaillé avec Franju sur un court-métrage (La Première Nuit) et sur son premier long (La Tête contre les murs), interprété par Jean-Pierre Mocky. Pour celui-ci, Schuftan est le directeur de la photo d’Un couple, Les Vierges et La Grande Frousse. Quant à Maurice Jarre, s’il a lui aussi mis en musique les premiers films de Franju et Mocky, il s’apprête à s’envoler vers d’autres cieux plus internationaux.
Vient ensuite l’atmosphère étrange qui enveloppe ce Paris disparu des années soixante, merveilleusement filmé en noir et blanc. Alida Valli qui se débarrasse, dès le début, d’un cadavre ; Pierre Brasseur à la tête d’une clinique ; Édith Scob et ce très mélancolique masque qui lui recouvre le visage et dont on ne voit que les yeux… et quels yeux ! Que cache-t-elle derrière ce masque ? Une apparente innocence ou une cruauté qui lui fait accepter la mort des autres pour recouvrer sa beauté ?

Baudelaire, Cocteau, Feuillade s’introduisent en filigrane dans cette trame fantastico-policière dont Franju dédaigne les aspects les plus commerciaux pour privilégier la poésie. Le labo secret, la cave où sont enfermés les chiens, les jeunes filles kidnappées et chloroformées sont autant d’éléments qui rappellent les grands serials du cinéma muet. Ils ne cachent pas pour autant le questionnement intrinsèque qui parcourt Les Yeux sans visage : peut-on recréer ce qui a disparu et atteindre quasiment l’immortalité ? Toute vie n’est-elle pas par essence éphémère ?

Bien que ne relevant pas des ficelles habituelles du cinéma fantastique, Les Yeux sans visage comporte cependant quelques moments gore, essentiellement dans la séquence de l’opération. Ce qui, à l’époque, ne s’était jamais vu.

Le casting est porté par Pierre Brasseur, qui incarnait déjà un médecin dans le précédent film de Franju, La Tête contre les murs. Alida Valli joue avec dignité son assistante/infirmière/maîtresse, un rôle qui pourrait être ingrat et qu’elle rehausse. Quant à Édith Scob, une jeune actrice qui était apparue au théâtre aux côtés de Pierre Brasseur et avait tenu un court rôle dans La Tête contre les murs, elle trouve ici la consécration, à tel point que Leos Carax se resservira et de l’interprète et de son masque dans Holy Motors (2012). À leurs côtés, Franju emploie, parfois pour une apparition, ces acteurs qui ont traversé le grand cinéma des années trente-quarante-cinquante : Alexandre Rignault, René Génin, Marcel Pérès, Charles Blavette… On reconnaît également Juliette Mayniel, découverte dans Les Cousins de Chabrol. Et, dans le rôle d’un flic, Claude Brasseur se retrouve, au hasard d’une scène, face à son père.

Les Yeux sans visage est aussi l’histoire d’un enfermement qui se libère, celle d’une jeune femme assignée à son rôle par son père et qui va, symboliquement, poétiquement, en ouvrant des cages, accéder à son indépendance. En quelque sorte, le récit poétique et fantasmé de la sortie de l’adolescence pour se confronter à l’âge adulte.
Jean-Charles Lemeunier
Les Yeux sans visage
Année : 1959
Origine : France
Réal. : Georges Franju
Scén. : Pierre Boileau, Thomas Narcejac, Claude Sautet d’après le roman de Jean Redon
Dial. : Pierre Gascar
Photo : Eugen Schufftan
Musique : Maurice Jarre
Montage : Gilbert et Denise Natot
Durée : 88 min
Avec Pierre Brasseur, Alida Valli, Édith Scob, Juliette Mayniel, François Guérin, Béatrice Altariba, Alexandre Rignault, Claude Brasseur, Charles Blavette, Michel Etcheverry, Yvette Étiévant, René Génin, Marcel Pérès, Gabrielle Doulcet…
Sortie en Blu-ray par Le Chat qui fume le 1er août 2024.