
Pour le grand public, Pierre Richard reste l’éternel distrait, ce grand blond timide qui se soigne, celui qui trébuche et se prend les portes dans le nez, qu’elles soient ouvertes ou fermées. Lui-même, dès sa première réalisation (Le Distrait en 1970), s’est attribué cette image, renforcée ensuite par les films d’Yves Robert. Mais il est normal, pour un acteur, de vouloir changer de registre.
Sous le titre de « Pierre Richard en cavale », Malavida ressort trois films dans lesquels le personnage évolue : On aura tout vu ! de Georges Lautner (1976, programmé au récent festival Lumière de Lyon), Un nuage entre les dents (1974) et La Cavale des fous (1993) de Marco Pico.

Si l’étiquette de rêveur colle à la peau de Pierre Richard, c’est que ses grands yeux bleus, sa chevelure blonde et bouclée et son air de ne jamais être à la bonne place facilitent ce qualificatif. Dans Un nuage entre les dents, son personnage de journaliste-photographe est encore un rêveur. Ainsi patiente-t-il, avec son collègue Philippe Noiret, devant une sortie d’école d’où se précipitent des petites filles.
« Pourquoi tu as mis tes deux fils dans une école de filles ? », interroge Noiret.
« C’est que des filles ?, s’inquiète Richard. Merde, je me suis gouré de sortie ! »
En revanche, dans ces trois films, l’acteur incarne des rôles aux caractères différents de ceux dans lesquels on a pris l’habitude de le voir. Pierre Richard semble décidé à casser l’image acquise auprès du grand public. Le grand blond balance sa chaussure noire pour enfiler les godasses d’un réalisateur de porno, d’un journaliste pas très scrupuleux et d’un psy coincé.
Avec On aura tout vu !, où il est un jeune réalisateur voulant à tout prix signer son premier film, Pierre Richard n’hésitera pas à tourner un porno, au risque de perdre sa compagne (Miou-Miou)… et de se perdre lui-même. Dans Un nuage entre les dents, il est un photographe qui braque son appareil photo sur la misère et les catastrophes, sans se poser de questions. Il est également un conducteur intrépide qui grille les feux, emprunte les sens interdits, prend des risques et pollue à tout va. Enfin, dans La Cavale des fous, il incarne un psychiatre dépassé par les événements.

Malgré tout, dans On aura tout vu !, ce n’est pas Pierre Richard que l’on remarque le plus mais Jean-Pierre Marielle, sublime en producteur de porno du nom de Bob Morlock dont le palmarès laisse pantois : outre La Vaginale, qu’il s’apprête à tourner avec François Perrin (Pierre Richard) et Henri Mercier (Henri Guybet) et qui adapte leur scénario Le Miroir de l’âme, il a à son actif Trop au lit pour être honnête, Pubis relation, Satyre à conséquence et autre Il était une fesse dont les titres apparaissent sur des affiches dans ses bureaux.
C’est à Morlock que l’on doit les dialogues les plus croustillants du film, écrits par Francis Veber. Il célèbre ainsi l’heure vingt-six minutes de sexe sur un film américain d’une heure trente. « Et le reste, c’est quoi ? » demande Pierre Richard. « C’est psychologique ! »
Dans cette comédie bien menée, quelques séquences amènent ce qu’il faut d’émotion, telle la détresse de Miou-Miou alors qu’elle passe une audition. On prendra également plaisir à découvrir des acteurs au début de leurs futures grandes carrières : Michel Blanc, Marie-Anne Chazelle (dans une figuration) et Gérard Jugnot dans un rôle plus conséquent. Quant à Sabine Azéma, elle joue une timide maladive. On aura tout vu !, c’est encore Jean Luisi en étalon du film X et son tonitruant « À genoux, escalope ! »

Changement encore plus radical de registre avec Un nuage entre les dents, dont on se demande d’ailleurs comment classer ce film. On ne peut pas complètement se fier à son titre poétique puisque le récit commence, après une course effrénée faite de multiples entorses au Code de la route, par une succession de drames : un glissement de terrain sur un chantier (quatre morts, six blessés, dix ouvriers ensevelis), le braquage d’une bijouterie (au moins un cadavre), une explosion au gaz (deux victimes)…
De quoi va parler exactement le film ? De l’amitié entre les deux copains journalistes au Soir de Paris, le rédacteur (Noiret) et le photographe (Richard) ? De la presse et ses défaillances ? Il n’est qu’à voir les réactions du rédacteur en chef (Claude Piéplu) quand son employé (Jacques Denis) lui apporte les nouvelles. Et de la non-intervention du comité de rédaction, composé de Paul Crauchet, Marc Dudicourt, Pierre Olaf et Gabriel Jabbour.

Marco Pico brasse tous ces éléments avec un kidnapping d’enfants qui s’ajoute au scénario. D’autant que les gamins en question sont ceux de Pierre Richard. L’histoire s’amuse à prendre des détours, comme lorsque les deux journalistes soupçonnent un ancien délinquant (Jacques Rispal) et débarquent chez lui, juste avant que sa femme ne rentre du boulot. En tablier, le mari sert à manger tandis que son épouse, en blouson, s’installe à table pour déguster un pâté, tout en invitant Noiret et Richard à l’accompagner. On pourrait être chez Bertrand Blier, tant la séquence paraît incongrue.
Tout au long du film, Pico ouvre ainsi des parenthèses étranges — osons le qualificatif de surréalistes, bien qu’il soit souvent galvaudé —, que ce soit avec un éléphant dans les rues de Paris, un numéro de cabaret sexualisé ou un fou rire aussi incongru que communicatif.
Le cinéaste ne semble pas se prendre au sérieux, ce qui ne l’empêche pas d’égratigner notre société. Dans un Paris quasi apocalyptique où, en plus de toutes les catastrophes déjà citées auparavant, on voit encore une voiture en feu sur le périphérique, une arrestation musclée et une agression nocturne dans une rue, Pico filme une police inefficace et toujours en retard. Quant au journal, son mode de fonctionnement prêterait à rire s’il n’était pas dramatique. Le rédacteur en chef préfère laisser de côté un tremblement de terre à San Francisco au profit d’un non-événement monté de toute pièce. Le pire, ce n’est pas que les journalistes soient malhonnêtes. Ils sont seulement aussi stupides et bas d’esprit que le commissaire (Jean Obé) et ses troupes.

Le cinéaste retrouve son interprète dans La Cavale des fous — et également Jacques Denis, dans le rôle d’un contrôleur de train. Dans ce film, c’est surtout aux pensionnaires d’une clinique psychiatrique que semble s’intéresser Pico. Et, plus particulièrement, à deux d’entre eux. À commencer par Michel Piccoli, extraordinaire avec ses cheveux dressés au-dessus de son crâne, philosophe membre du Collège de France, spécialiste de Pascal et, accessoirement, étrangleur de son épouse (Édith Scob, l’actrice des Yeux sans visage), surprise en plein adultère.
Ce personnage d’intellectuel meurtrier semble inspiré du philosophe Louis Althusser, qui a lui-même étranglé, en 1980, celle qui voulait le quitter. Bon, dans le film, la femme s’en est sortie et, alors que sa dernière heure semble être arrivée, elle demande à voir une dernière fois son mari « pour mourir en paix ». C’est donc le psychiatre Pierre Richard qui sera chargé d’amener Piccoli au chevet de sa femme. Or, parmi les fous, ce dernier s’est entiché d’un psychotique poétique, interprété par Dominique Pinon, qui va faire partie de l’aventure.

Autant dire, mais l’on s’en doute, que tout va aller de Charybde en Scylla dans cette équipée sauvage, d’autant que Pierre Richard a demandé à sa compagne (Florence Pernel) de les suivre. Le film est émaillé de gags à la limite du surréalisme, comme lorsque Dominique Pinon, dans le train, aide un voyageur (Jean-Paul Muel) à faire ses mots croisés. Ou lorsque Piccoli se retrouve dans un concours de Miss et lit du Pascal.
Pas plus Pinon que Piccoli ne suivent les règles de la bienséance dictées par la société — il faut aussi voir, par exemple, dans la clinique, ce fou allongé nu sur un banc — et c’est curieusement Pierre Richard, que l’on connaît habituellement comme auteur d’extravagances poétiques, qui doit ici ramener tout ce petit monde dans le rang. Et cette société dans laquelle le psychiatre prend le risque d’introduire de tels personnages, n’est-elle pas « un hôpital de fous qui pensent être rois ou empereurs » ? C’est Blaise Pascal lui-même qui la décrivait ainsi.

Dans La Cavale des fous, Pierre Richard n’est plus ce gaffeur invétéré mais les catastrophes continuent à pleuvoir sur lui, cette fois à cause de Dominique Pinon. Comme cette trace de brûlure au nez qu’il va garder tout le film, stigmate de l’image qu’il garde auprès du public.
Dans cette ode à la liberté, on prendra plaisir à reconnaître Yolande Moreau en conductrice de car, François Hadji-Lazaro en patronne de bistro et Kad Merad dans le rôle (muet) d’un flic, sur le quai de la gare.
Pierre Richard a souvent déclaré que, parmi ses films préférés, figuraient les deux signés par Marco Pico. On ne s’en étonnera pas.
Jean-Charles Lemeunier
« Pierre Richard en cavale » : trois films de Pierre Richard. Ressortie sur grand écran, par Malavida, le 20 novembre 2024.