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Mai Zetterling : Ce que veulent les femmes

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L’œuvre de la réalisatrice suédoise Mai Zetterling (1925-1994) a été redécouverte grâce à Carlotta Films lors d’un festival Lumière, à Lyon. Célébrée alors comme « une cinéaste féministe de toutes les audaces », Mai Zetterling revient sur le devant de la scène avec quatre films : Älskande par (Les Amoureux, 1964), Nattlek (Jeux de nuit, 1966), Flickorna (Les Filles, 1968) et Amorosa (1986). Ils sont réunis par l’éditeur pour la première fois dans un coffret Blu-ray.

Harriet Andersson dans « Les Amoureux »

Ce n’est pas un hasard si Les Amoureux s’ouvre sur un chariot d’hôpital qui grince. Assez rapidement, le spectateur va se rendre compte qu’à travers cette histoire de maternités multiples, occasion de disséquer la société suédoise de l’époque de la Première Guerre mondiale, c’est l’ensemble du récit qui se met à grincer. Pour sa première réalisation, celle qui fut jusqu’à présent une actrice renommée y va fort. Et, déjà, s’opposent ici les deux sexes. « Méfie-toi des femmes », prévient d’entrée de jeu un médecin. Les hommes tiennent le haut du pavé et, au cours de multiples retours en arrière, Mai Zetterling critique déjà ce qui fera le sujet des Filles : le patriarcat. On ne s’étonnera alors pas d’entendre au cours d’un goûter d’anniversaire pour une petite fille : « Ne la gâtez pas, qu’elle sache que la vie n’est pas un jeu ! »

Plus tard, ce sont les femmes qui, à leur tour, critiqueront l’autre sexe : « C’est tout ce qui intéresse les hommes, être le premier ! » Mai Zetterling est très critique envers la société bourgeoise patriarcale. « Le mariage, assure l’une de ses héroïnes, c’est s’endormir pour le restant de sa vie. » C’est également « enseigner aux gens à se haïr ». On verra encore une parodie de noces avec deux hommes se mettant la bague au doigt, de même qu’a été filmé auparavant un baiser entre deux filles.

C’est un fait qu’en 1964, Mai Zetterling n’a pas froid aux yeux et aborde des sujets qui devaient faire grincer quelques dents. Et qui le font sans doute encore. Quand on parlait de grincement, au début du film…

Lena Brundin et Keve Hjelm dans « Jeux de nuit »

Jeux de nuit est plus étrange, avec sa série d’allers-retours entre le passé et le présent de Jan. Enfant, il a vécu dans une grande maison bourgeoise, ressentant un amour incestueux pour sa mère (géniale Ingrid Thulin), laquelle vivait entourée d’une bande de profiteurs-artistes. Une fois adulte, il retrouve cette maison qu’il fait découvrir à sa fiancée. C’est d’ailleurs les yeux bandés que cette dernière pénètre dans la demeure et tout se passe comme si le spectateur lui-même se retrouvait dans le même cas, témoin de scènes baroques qu’il a du mal à saisir, telle cette séquence de l’accouchement en public ou l’étêtement des œufs par l’enfant et sa vieille tante.

Ici, la sexualité est latente et l’image de l’enfant dans la baignoire, avec les seins d’une statue au premier plan, est significative. L’hyper sexualisation de la mère de Jan, incarnée par Ingrid Thulin, et ses amis a bloqué le jeune homme une fois devenu adulte. Tout était tellement jeu dans le passé, « une manière de survivre » précise Jan, que le présent est pour lui aussi vide que l’est désormais la maison. Il faudra donc qu’il invente un nouveau jeu qui détruira à tout jamais ce passé si encombrant.

Pour mener à bien ce récit complexe et chargé de significations, Mai Zetterling utilise à bon escient le décor de cette maison, avec cette montée d’escaliers tournant, ses nombreux objets d’art disséminés ici et là et ses miroirs. On notera d’ailleurs ce plan où un miroir déplacé renvoie le reflet de Jan, qui se répercute sur d’autres miroirs.

Harriet Andersson, Bibi Andersson et Gunnel Lindblom dans « Les Filles »

Avec Les Filles, la cinéaste met en scène trois actrices qui jouent la pièce d’Aristophane, Lysistrata, dans laquelle les femmes décident d’une grève du sexe pour empêcher les hommes de faire la guerre. Théâtre et vie des actrices se mêlent et le film est parfois pris de bouffées surréalistes, à l’image de cet enterrement en fanfare accompagné de diatribes machistes (« Nous sommes à nouveau des hommes libres ») ou de cette séance de cinéma où un public féminin conspuent les séquences dans lesquelles apparaissent Hitler, Staline, Mussolini et Khrouchtchev et leur balancent des tomates et des tartes. Les Filles décrit le combat sans fin que se livrent hommes et femmes, occasion pour Zetterling de montrer combien elle maîtrise ses plans et s’en amuse. Il n’est qu’à voir cette séquence dans un décor blanc avec des personnages vêtus de cette même couleur ou ce repas accompagné de voix-off.

Stina Ekblad dans « Amorosa »

Plus récent, puisque séparé de près de 20 ans des Filles, Amorosa s’intéresse à la romancière suédoise Agnes von Krusenstjerna (1894-1940). Avec Les Amoureuses, Mai Zetterling avait déjà adapté un de ses romans et l’on comprend, en lisant sur wikipedia la liste des thèmes abordés par cette autrice — la folie, l’amour lesbien, l’homosexualité masculine et l’inceste — combien Mai Zetterling a pu s’en inspirer tout au long de sa carrière. Amorosa est d’ailleurs le dernier long-métrage de Zetterling réalisé pour le cinéma puisque, après 1986, elle signera encore un court-métrage, deux séries télévisées et un téléfilm.

Comme dans Jeux de nuit, l’héroïne d’Amorosa, la romancière Agnes von Krusenstjerna (incarnée par Stina Ekblad) a du mal à se débarrasser de son passé, de « son enfance merveilleuse et ridicule » et du poids familial qui pèse beaucoup trop sur ses épaules, d’où ses crises d’angoisse ressemblant à de la démence et ses séjours dans les hôpitaux psychiatriques. C’est d’ailleurs sur son trajet vers l’un d’eux que démarre magnifiquement Amorosa, un soleil bas éclairant la lagune de Venise et une barque, occupée par des personnages masqués, glissant au fil de l’eau. Mai Zetterling utilise ici la couleur — c’est l’unique fois pour les films présentés dans ce coffret — et la beauté de ce qu’elle montre n’atténue en rien la souffrance d’Agnes. Son angoisse semble prendre le dessus puisque, le plan suivant, la nuit est tombée et toutes les ombres masquées du carnaval deviennent inquiétantes, sorties d’un lugubre enfer.

« Amorosa »

Oscillant entre le passé et le présent d’Agnes, le film décrit combien « il faut du courage pour être talentueux ». En écrivant, Agnes veut « remettre de l’ordre dans [s]a vie » et elle sait très bien que « l’amour nous rend malades ». Elle refuse donc le marchandage de ses parents qui veulent la marier à un jeune homme bien sous tous rapports, lequel lui fait vite comprendre qu’il faudra qu’elle cesse d’écrire pour mieux tenir sa maison. Autant dire que la rencontre avec le critique David Sprengel (Erland Josephson) va totalement changer la vie d’Agnes, elle qui va tout à la fois l’aimer et le détester. Quant aux mondains, ils vont alors décréter que Sprengel exerce sur Agnes une influence néfaste et la pousse à écrire de la pornographie.

Avec Amorosa, Mai Zetterling s’approche au plus près de ce qu’est la création et il ne fait aucun doute que la cinéaste se sente très proche de la romancière, elle dont les audaces filmiques ont secoué la société suédoise et lui ont valu une réputation que le patriarcat bourgeois jugeait mauvaise.

En quatre films, le coffret montre la force du cinéma de Mai Zetterling avec des sujets qui, soixante ans plus tard, n’ont rien perdu de leur acuité. Ajoutons à cela de nombreux suppléments, interviews de Zetterling et de ses actrices, mais aussi un formidable court-métrage de 1962, Le Jeu de la guerre, qui montre combien déjà, dès ses premières œuvres, la réalisatrice savait mener un sujet — ici l’affrontement de deux gamins dans un espace urbanisé — et se servir du décor (la montée d’escalier) pour le magnifier.

Jean-Charles Lemeunier

Coffret Blu-ray « Mai Zetterling, le cinéma suédois au féminin », édité par Carlotta Films le 4 mars 2025.


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