Comme Belmondo dans Pierrot le fou, notre héros s’appelle Ferdinand. Louis-Ferdinand Destouches très exactement, plus connu sous son pseudo d’écrivain de Céline. Et, pour la première fois, le grand écrivain tellement décrié est devenu le personnage principal d’un film qui porte son nom, sous-titré Deux clowns pour une catastrophe — dans le film, Céline parle de Hitler comme d’un « clown cataclysmique ». À l’affiche en mars de cette année, Louis-Ferdinand Céline vient de sortir en DVD chez Paradis Films le 6 septembre dernier.
Pour Emmanuel Bourdieu, qui signe le film (il est l’habituel scénariste d’Arnaud Desplechin), une des premières difficultés était de trouver un comédien français qui puisse endosser la personnalité de l’écrivain maudit. Malgré toutes les rancœurs mal digérées que l’on peut lire ici ou là sur les sites d’extrême droite et malgré « le manque de réalisme » des personnages de Céline et de sa femme Lucette souligné par l’avocat de cette dernière (laquelle vient de célébrer le mois dernier son 104e anniversaire), force est de reconnaître que Denis Lavant habite l’écrivain. Certes, l’acteur est petit et Céline mesurait, dit-on, 1,80 m. Mais il donne de l’auteur du Voyage au bout de la nuit une lecture très humaine d’un homme que l’on sent tout à la fois génial et malgré tout écœurant par bien des aspects, fou, intelligent, irascible, incontrôlable, paranoïaque, gentil (surtout quand il s’agit pour lui d’exercer son métier de médecin), provocateur… Quelqu’un de terriblement attachant.
Le film s’inspire du récit de Milton Hindus, un écrivain américain venu rencontrer Céline au Danemark en 1948. Bien que juif, Hindus (Philip Desmeules) est un adorateur des écrits du Français et l’on sent que, sur cette amitié naissante emplie de ferveur et de timidité, planent plusieurs ombres. Déjà, les deux hommes ne sont pas sincères l’un avec l’autre. Céline attend de l’Américain qu’il l’aide à rentrer en France et Hindus est là afin d’écrire un livre sur cette rencontre. Entre les deux, une femme mène le jeu, Lucette Destouches (Géraldine Pailhas). Elle sait tenir tête à son mari quand il le faut et séduire le jeune New-Yorkais pour que ce dernier mène le combat pour le retour de l’écrivain au bercail.
Dans la maison de Céline et Lucette ou dans les forêts danoises qui l’entourent, les discussions se succèdent, anodines ou enfiévrées et Milton apprend peu à peu à connaître et apprivoiser le Maître, ainsi qu’il l’appelle. Le plus important pour nous, spectateurs, est qu’on nous montre l’homme au travail, noircissant des pages auprès du fameux Bébert, son chat, et les accrochant ensuite sur des cordes, derrière lui. Dans cette partie de go où chacun des joueurs gagne ou perd du terrain, les deux adversaires apprennent à se connaître et Bourdieu, qui observe ses deux énergumènes de la même manière qu’un entomologiste, filme soudain une jolie scène où l’émotion va céder la place à la déception. Au cours d’une soirée, les trois amis parviennent à une véritable intimité et Milton se met au piano, à la demande de Lucette et Céline, pour jouer une danse juive. Puis, comme Lucette, qui est danseuse, veut la pratiquer avec lui, il indique à Céline les mesures, prend Lucette dans les bras et tous deux se mettent à danser sur du folklore klezmer. La scène est magique, très belle. Elle sera gâchée par l’antisémitisme galopant de l’auteur de Bagatelles pour un massacre et de L’école des cadavres qui se met à singer les pas de danse dans une sorte de parodie de la fameuse séquence de Rabbi Jacob.
Lorsque Milton ouvre enfin les yeux, la déception ne peut qu’être au rendez-vous. Car l’homme qui dégringole de son piédestal méritait qu’on l’y place malgré tout, pas pour les mêmes raisons, pas pour les mêmes bouquins. De cette parenthèse danoise dans la vie de ses protagonistes, Emmanuel Bourdieu tire un joli film très instructif, jamais manichéen.
À propos du travail du père du cinéaste, le sociologue Pierre Bourdieu, Pierre Carles avait tiré un documentaire passionnant, La sociologie est un sport de combat. Ici, c’est l’historiographie qui en devient un. Non seulement le personnage, Milton Hindus, doit se battre contre Céline pour apporter sa vérité mais Emmanuel Bourdieu lui-même enfile des gants de boxe pour imposer sa vision, ce mélange de respect et de dégoût que dégagent tout à la fois l’homme et l’écrivain. Pour dire aussi que génie ou « salope » — c’est ainsi que Céline est traité par les journaux français de l’après-guerre dans une coupure de presse montrée dans le film —, narrateur scrupuleux ou orienté, Louis-Ferdinand et Milton se retrouvent, au cœur de ces événements, comme deux clowns, deux pauvres nez rouges qui auront beau faire jaillir de l’eau des grosses fleurs en plastique qui ornent leurs plastrons, rien de ce qui vient de l’art ne pourra changer le monde.
Jean-Charles Lemeunier
Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une catastrophe
Année : 2015
Origine : France
Réalisateur : Emmanuel Bourdieu
Scénario : Marcia Romano
D’après Milton Hindus
Photo : Marie Spencer
Musique : Grégoire Hetzel
Avec Denis Lavant, Géraldine Pailhas, Philip Desmeules, Johan Leysen, Rick Hancke…
« Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une catastrophe », sorti en DVD chez Paradis Films le 6 septembre 2016.
