« Redécouvrir Grangier, c’est aussi et surtout adopter un de ses films, à chacun le sien, comme un secret personnel, une possession imaginaire, celui qu’on aimerait avoir fait soi-même… Le mien, c’est Le désordre et la nuit, un Gabin vénéneux, une histoire simple mais qui va jusqu’au bout d’elle-même, un film qui fait semblant de respecter les règles en les transgressant toutes, une leçon de modestie qui vaut tous les courages, une constante noblesse et rigueur naturelles… Le désordre et la nuit est un vrai film NOIR, un des plus secrets donc peut-être un des plus beaux… »
Dans Passé la Loire, c’est l’aventure, le livre d’entretiens avec Gilles Grangier que François Guérif publia chez Terrain Vague/Losfeld, le cinéaste Alain Corneau évoquait son intérêt pour Gilles Grangier et sa préférence pour Le désordre et la nuit, un film de 1958 que Pathé ressort dans une édition restaurée en DVD, Blu-ray, V.O.D. et téléchargement.
La vision de ce petit bijou confirme le bon goût de Corneau. Nous sommes dans un de ces films policiers français des années cinquante dont on retrouve ici plusieurs ingrédients typiques : la boîte de nuit, le jazz omniprésent, les marlous et les flics, les femmes de mauvaise vie et les bourgeoises qui cachent leur jeu, etc. Jusqu’aux acteurs qui sont ceux que l’on a pris l’habitude de voir dans des rôles quelque peu stéréotypés : Gabin en inspecteur bougonnant, Roger Hanin en mauvais garçon, Danielle Darrieux toute de dignité, Paul Frankeur en souffre-douleur de Gabin, Robert Berri en type louche et peu avare de renseignements pour la police, Robert Manuel en « escroc avec accent »…
Nous sommes donc en terrain connu. Qu’est-ce qui fait alors que la magie opère autant ? Que l’ambiance générale du film distille cette mélancolie si différente des Maigret dirigés alors par le même Grangier ou par Delannoy avec le même Gabin ? Quand il incarne le commissaire de Simenon dans Maigret voit rouge (1963, Gilles Grangier), Gabin joue le professionnel usé par le quotidien mais qui sait que c’est son métier, qu’il mènera son enquête jusqu’au bout et que celle-ci une fois bouclée, il repartira sur un autre meurtre, d’autres points d’interrogation. Ce n’est pas le cas ici. En inspecteur qui subit la pression de son chef (François Chaumette), Gabin n’est pas le flic pur et dur qui ne vit que pour son métier mais un homme qui porte déjà la cinquantaine, même s’il la porte bien, et qui tombe amoureux d’une jeune femme fragile (Nadja Tiller) présentant tous les défauts honnis par les flics.
Au fur et à mesure de l’enquête, notre policier se fragilise lui aussi et sent son cœur craquer pour une droguée. L’amour est finalement au centre du film, celui que Gabin porte à la belle Nadja, celui que le mari rangé (Louis Ducreux) voue à sa femme (Danielle Darrieux), d’autre encore dont on ne précisera rien sous peine de dévoiler des ressorts du film, ce qui serait dommage.
Fortement porté par le jazz qui s’immisce dans de nombreuses scènes, le scénario de Jacques Robert et Gilles Grangier dialogué par Audiard suscite des sentiments peu fréquents dans le cinéma policier français de l’époque. Une humeur, une atmosphère qui marquent Le désordre et la nuit, lui donnent son originalité et son indémodable intérêt. Et que l’on peut ressentir dès le titre, beau et étrange.
Jean-Charles Lemeunier
Le désordre et la nuit
Pays : France
Année : 1958
Réalisateur : Gilles Grangier
Scénario : Jacques Robert, Michel Audiard, Gilles Grangier, d’après le roman de Jacques Robert
Dialogues : Michel Audiard
Images : Louis Page
Musique : Jean Yatove
Montage : Jacqueline Sadoul, Éric Pluet
Assistants réalisateurs : Jacques Deray, Henri Dugas
Avec Jean Gabin, Nadja Tiller, Danielle Darrieux, Roger Hanin, Paul Frankeur, Hazel Scott, Robert Manuel, Robert Berri, François Chaumette, Louis Ducreux, Jacques Marin, Raoul Saint-Yves, Lucien Raimbourg, Gabriel Gobin, Jean-Pierre Cassel…
Version restaurée éditée en DVD, Blu-ray, VOD et téléchargement le 1er juillet 2015.
