Vous êtes-vous jamais posé la question : et si Batman était du mauvais côté de la barrière ? Certes, tout le monde connaît aujourd’hui le côté sombre du Dark Knight, accentué par le dessinateur Frank Miller et qu’on retrouve aujourd’hui dans les aventures filmées du héros de DC Comics. Mais si, et c’est dans cette direction que Joker nous conduit, l’homme chauve-souris n’était qu’un vilain suppôt du capitalisme ?
Après plusieurs comédies, dont les célèbres Very Bad Trip, et un film à cheval entre le rire et un sujet sérieux, le trafic d’armes (War Dogs), voici que Todd Phillips signe avec Joker une œuvre très dérangeante présentant un autre point de vue sur un célèbre anti-héros. Le point de vue. Voilà bien ce qui prime dans une histoire et voilà bien ce qui leur fait de plus en plus défaut : le point de vue d’un auteur.
Certes, le Joker de Batman a toujours eu les faveurs du public. Il faut dire que, dès Cesar Romero dans la série TV des années soixante, le Joker a accroché le regard avec sa face de clown démoniaque qui a sans doute inspiré le Ça de Stephen King autant que la figure tutélaire de McDo ou Bozo, sources d’inspiration avouées du personnage maléfique. Jack Nicholson et Heath Ledger ont contribué fortement à faire adorer du public ce clown haineux. Quant à Jared Leto dans Suicide Squad, sa performance relève assez du grand méchant grand-guignolesque.
Une marche de plus a été franchie par Joaquin Phoenix dans Joker. L’acteur amène au personnage une humanité, une dimension de clown triste et désespéré, un statut de victime auxquels on n’était pas habitué. Car, dans Joker, Arthur Fleck (le véritable nom du personnage, alors qu’il est Jack Napier dans le Batman de Tim Burton et Jerome Valeska dans la série Gotham) est réellement une victime. Victime du monde moderne — il se fait tabasser d’abord par des gamins de rue, puis par des traders avinés —, victime d’un handicap (il rit dès qu’il est mal à l’aise), victime de ses désirs (il voudrait faire du stand-up), le Joker tel que Phoenix l’incarne est avant tout un malheureux auquel on accorde volontiers sa pitié. Un malheureux qui, malgré tout, cache une zone d’ombre de plus en plus apparente qui peut le faire basculer dans l’horreur.
Aux côtés du génial Joaquin Phoenix, on retrouve le non moins génial Robert De Niro, à qui le film semble rendre hommage tout au long du récit. Arthur est un être aussi meurtri que l’était le Travis Bickle de Taxi Driver, incarné par De Niro, et dont on voit à l’œuvre la radicalisation. Il est aussi semblable au personnage que jouait De Niro dans La valse des pantins, Rupert Pupkin, qui vénère un animateur vedette de la télévision. Dans Joker, De Niro est devenu cet animateur vedette.
Les interprétations fortes des deux acteurs, Phoenix et De Niro, vont de pair avec l’interprétation de l’histoire par Todd Phillips et son scénariste Scott Silver. Une interprétation que l’on peut facilement qualifier de marxiste. Filmée magnifiquement à New York, avec ce fameux escalier de Brooklyn qui attire aujourd’hui des fans du monde entier, Gotham est une ville dure où règne la misère, où les capitalistes incarnés par Thomas Wayne — le père de Bruce, futur Batman — creusent abondamment le fossé existant entre les différentes classes sociales et où la colère couve, comme elle couve en réalité dans la plupart des pays de notre monde. Et le Joker est du côté du peuple, il en fait partie et le scénario, soudain, prend des tournures révolutionnaires après avoir flirté avec la psychologie et l’humanisme.
Et vous savez ce qui est le plus dingue, avec Joker ? C’est qu’à peine sorti de la salle, vous vous dites que vous retournerez le voir. Tant le film est riche, tant vous avez envie de mieux en profiter encore. Tant il affiche sur votre visage une happy face.
Jean-Charles Lemeunier
Joker
Année : 2019
Origine : États-Unis
Réal. : Todd Phillips
Scén. : Todd Phillips, Scott Silver d’après le personnage créé par Bill Finger, Bob Kane et Jerry Robinson
Photo : Lawrence Sher
Musique : Hildur Guðnadóttir
Montage : Jeff Groth
Prod. : DC Entertainment, Warner Bros, Joint Effort
Durée : 122 min
Avec Joaquin Phoenix, Robert De Niro, Zazie Beetz, Frances Conroy, Brett Cullen…
Sortie en salles le 9 octobre 2019.