On trouve dans Souvenirs d’en France, deuxième long-métrage d’André Téchiné après Paulina s’en va (1969), invisible depuis 1975 et que Carlotta a ressorti en salles depuis le 9 octobre dans une belle copie restaurée — il est encore projeté au Champo à Paris et au Renoir à Aix-en-Provence — une séquence emblématique. Nous sommes dans les années trente et les principaux personnages (Jeanne Moreau, Michel Auclair, Marie-France Pisier) sortent d’un cinéma où est joué Le roman de Marguerite Gautier de George Cukor. Tout le monde pleure sauf Marie-France Pisier, un peu pimbêche, épouse d’un notable de la ville, qui quitte la salle en se marrant et en déclarant : « C’est nul ! »
Lui-même cinéphile — il fut rédacteur des Cahiers du Cinéma entre 1964 et 1968 et quitta la revue avant son virage maoïste —, Téchiné s’amuse des réactions des spectateurs et situe mieux ses personnages. Ainsi celui joué par Marie-France Pisier (Régina) apparaît-il singulier, son comportement allant à l’encontre de celui du reste de la salle. Elle est capable de danser sous la pluie et de faire l’amour avec son mari sur les escaliers de la demeure familiale. Un peu plus tard, alors que l’on entend L’Internationale par la fenêtre, Régina déclare : « Les slogans de ces gens ne sont pas les miens (…) La liberté, je l’ai perdue le jour de mon mariage. »
Pisier, dans le film, est la belle-sœur de Michel Auclair, la femme de son frère (Claude Mann). Elle a beau se comporter parfois comme une chipie, son caractère reste attachant, elle dont on entend la voix à la fin du film : « Je t’écris de l’Amérique. C’est un autre monde mais c’est toujours un enfer. Je m’ennuierai de partout. Pourtant, j’ai envie de tout connaître. » Claude Mann, lui, incarne un bourgeois assez peu sympathique tandis qu’Auclair, pourtant le fils aîné, risque la mésalliance en épousant une lingère (Jeanne Moreau). Si la famille fait grise mine, seul le beau-père, un immigré espagnol (Aram Stephan), défend la jeune femme qui lui rappelle combien lui-même a dû se battre pour arriver où il en est.
On pourrait voir dans Souvenirs d’en France une sorte de 1900 à la française. Rappelons que le film de Bertolucci sera à l’affiche un an plus tard. Dans les deux, deux personnages du même sexe (Moreau et Pisier chez Téchiné, De Niro et Depardieu chez Bertolucci) traversent la première moitié du XXe siècle — dans Souvenirs, l’action se déroule sur une trentaine d’années. Dans les deux, ils ne sont pas vraiment du même bord. Téchiné est plus sombre que Bertolucci. Chez lui, les gens ne restent pas forcément fidèles à leurs idées en vieillissant et la lingère, devenue patronne d’usine, se retrouve confrontée aux ouvriers en grève.
Téchiné filme d’une façon très symbolique cette chronique désenchantée d’une France qui n’existe quasiment plus, avec l’oncle chanteur des fins de banquets, racontant de petites histoires de tous les jours qui n’intéressent aucun livre (c’est dit dans le dialogue). Le passage du temps est la plupart du temps suggéré : pour signifier l’arrivée du chef de famille espagnol en France, on suit dans la même séquence sa fuite au milieu des explosions, puis la rencontre avec sa future femme et un bal. L’occupation allemande et la Libération sont stylisées de la même manière. Ce qui n’empêche pas le cinéaste de poser parfois sa caméra, le temps d’un plan très beau, digne d’un tableau. Tel celui qui montre Orane Demazis à genoux sur un prie-dieu sur la droite, Hélène Surgère assise sur la gauche et, au centre, le reflet de Marie-France Pisier dans un miroir. Du grand art.
Souvenirs d’en France a sans doute quelque peu vieilli. Mais son originalité ne fait pas défaut, avec cette façon assez froide de présenter les faits et gestes des protagonistes et de décrire leurs rapports assez dépassionnés.
Jouons au pinailleur. Dans la scène qui se déroule à la sortie du cinéma, trois affiches sont visibles. Trois affiches qui montrent trois couples et donc l’amour. Il y a Le roman de Marguerite Gautier avec Greta Garbo et Robert Taylor, Back Street avec Charles Boyer et Margaret Sullavan et, au milieu, Valentino, dans lequel le grand séducteur du muet est joué par Anthony Dexter, se retrouvant dans les bras d’Eleanor Parker. Le souci est que ce moment, dans le film, se situe en plein Front populaire et Marguerite Gautier date bien de 1936. En revanche, Back Street est de 1941 et Valentino de 1951. Le plus important est sans doute, une fois de plus, l’aspect symbolique. Jeanne Moreau n’avoue-t-elle pas que le cinéma est éloigné d’elle ? Malgré tous ces couples qui se forment devant nous, l’amour semble le grand absent, seulement souligné par trois affiches de films.
Jean-Charles Lemeunier
Souvenirs d’en France
Année : 1975
Origine : France
Réal. : André Téchiné
Scén. : André Téchiné, Marilyn Goldin
Photo : Bruno Nuytten
Musique : Philippe Sarde
Montage : Anne-Marie Deshayes
Prod. : Véra Belmont
Durée : 96 minutes
Avec Jeanne Moreau, Michel Auclair, Marie-France Pisier, Claude Mann, Orane Demazis, Aram Stephan, Julien Guiomar, Hélène Surgère…
Sortie en salles dans une nouvelle restauration 4K par Carlotta Films depuis le 9 octobre 2019.