Genre mythique du cinéma japonais et, plus particulièrement, de la compagnie Nikkatsu — qui s’enorgueillit d’exister depuis 1912 —, le Roman Porno est assez méconnu chez nous. Quelques éditeurs nous ont gratifié de quelques titres (La véritable histoire d’Abe Sada, Sayuri strip-teaseuse, La femme aux cheveux rouges chez Ciné Malta, La femme aux seins percés, Osen la maudite chez Wild Side) et l’on ne peut que remercier chaleureusement Elephant Films de mettre sur le marché un coffret de 10 Blu-rays, exemples de ces pinku eiga (films roses) que la Nikkatsu a rebaptisés Romans Pornos.
Qu’est-ce que le Roman Porno, finalement ? En tout cas pas de banales bandes érotiques filmées à la va-vite. Dans les bonus du coffret d’Elephant, les spécialistes s’accordent pour attribuer le nom de cinéastes à ceux qui tournaient ces films. « Cinéma de l’expérimentation » pour Julien Sévéon, « choix de mises en scène et de montages qui sont tout sauf linéaires » pour Stephen Sarrazin, les deux critiques s’accordent pour faire du Roman Porno un cinéma d’auteur. Stephen Sarrazin le souligne : « Les cinéastes du Roman Porno étaient des assistants et c’était l’occasion pour eux de devenir cinéastes. Ils avaient envie de faire un vrai travail de cinéaste. » Quant à Stéphane Du Mesnildot, il n’hésite pas à rapprocher par exemple Chaudes gymnopédies du cinéma de Hong Sang-soo.
Le meilleur exemple est donné par Tatsumi Kumashiro, un des maîtres du Roman Porno, dans L’extase de la rose noire (1975). Le héros du film (joué par Shin Kishida, qui incarna aussi Dracula en 1971 et la série des Baby Cart, l’enfant massacre dès 1972) est un cinéaste qui tourne des Romans Pornos. Il déclare : « On fait des films artistiques. Le Japon est un pays sexuellement retardataire. On risque tous de se faire arrêter. Mais ce n’est pas notre faute, c’est le pays qui est comme ça. Regarde la Suède. Les films sexuels sont éducatifs, même les enfants les regardent. » Un peu plus tard, il ajoute encore : « Nous sommes tous des activistes du cinéma. Nous sommes des artistes, nous avons une conscience. »
Cette profession de foi d’un cinéaste qui ne veut être ravalé au rang de pornographe va bien dans le sens des déclarations de Sarrazin, Sévéon et Du Mesnildot. Kumashiro va beaucoup plus loin en évoquant les tourments d’un cinéaste de films érotiques. Dans L’extase, comme son actrice principale est enceinte et qu’elle ne veut plus tourner de scènes de sexe, le réalisateur drague une femme qu’il a repérée, couche avec elle et l’amène à remplacer son interprète défaillante. La séquence devient irréelle : il va tourner une scène sexuelle entre la femme dont il s’est épris et le mari de son actrice enceinte. Qui assiste également au tournage. Visiblement, le sexe n’est pas simulé — on comprend qu’il faut respecter le spectateur — mais le cinéaste comme la femme enceinte exhortent leurs conjoints respectifs à ne pas jouir. Lorsque l’orgasme est ressenti par les deux partenaires, la femme enceinte pleure parce que son mari n’a pas respecté les règles et l’amoureuse du cinéaste s’excuse : « Pardonne-moi, j’ai joui. » Le chef op’, quant à lui, se plaint de ce que le cinéaste soit entré dans le plan. « J’étais un peu jaloux », lâche alors Shin Kishida. En une séquence, Kumashiro montre combien l’art et la vie sont étroitement mêlés, et pas seulement dans le domaine érotique, et combien aussi la vie doit s’effacer devant l’art.
Il est encore question d’un cinéaste dans Chaudes gymnopédies (2016) d’Isao Yukisada. Mais le discours a évolué. Celui qui est la figure centrale du film est au moins l’auteur d’un chef-d’œuvre, Jour noir de juin, et beaucoup de gens qu’il croise le vénèrent pour ce seul titre. Mais l’on comprend assez vite que le réalisateur est au bout du rouleau, qu’il est obligé de diriger des Romans Pornos pour s’en sortir et tâcher de financer le projet qui lui tient à cœur. On saisit aussi, grâce aux propos qu’il échange avec son équipe et sa productrice, que les actrices délaissent le cinéma au profit de la publicité, plus lucrative. « L’outil le plus important pour le cinéma, c’est l’esprit », clame le cinéaste. Et il ajoute : « Pour les comédiens et l’équipe aussi. » L’homme n’est pas traumatisé lorsque le tournage de son Roman Porno s’interrompt et, toujours à la recherche d’argent (pour son projet mais aussi pour payer les frais de la maladie de sa femme), il n’hésitera pas à voler une étudiante. On sent bien que le temps a passé depuis l’époque de la liberté sexuelle qui envahissait les écrans du monde entier dans les années 70. Et que le discours de Kumashiro en 1975 ne correspond plus du tout à celui que tient Yukisada quarante ans après.
Continuons sur cette mise en abyme que peut constituer le Roman Porno. Kumashiro le fait dire à son double-cinéaste, le Japon est « sexuellement retardataire ». On sait que la censure ne ferme pas les yeux et que rien ne doit être montré à l’écran : ni les organes sexuels ni les pilosités et encore moins les pénétrations. Kumashiro teste cette censure avec Les amants mouillés (1973). Deux hommes et une femme s’amusent à saute-mouton dans les dunes. La femme commence à se déshabiller, puis les deux types, tout en continuant leur jeu. Fatalement, l’actrice va devoir en montrer plus que la censure ne le permet. Déjà, dans une séquence précédente où un couple fait l’amour dans la campagne, des rectangles noirs sont venus s’afficher sur les corps des deux amants. Dans celle de la plage, ce sont des grattages de pellicule qui couvrent le sexe féminin. Une belle hypocrisie.
Qui disparaîtra avec le temps. Ainsi quarante-trois ans après, dans AntiPorno de Sion Sono, les toisons pubiennes deviennent visibles. Ce film joue à fond la carte de l’esthétisme : des murs entièrement peints en jaune et rouge, un couvre-lit bleu, une jeune femme dansant au milieu de lumières sur l’air tiré des Contes d’Hoffmann d’Offenbach : Belle nuit, ô nuit d’amour. Les détails sont étranges (un lézard enfermé dans une bouteille) voire sordides (la jolie fille s’assied sur la cuvette des toilettes qui trône au milieu de la pièce rouge, parle de sa pisse et de ses excréments puis vomit). Il est question ici de la place de la femme, pucelle ou putain ou peut-être les deux. De soumission, de sadomasochisme aussi. Prenez garde à la sainte putain prévenait Fassbinder et il avait raison car rien n’est ici ce qu’il semble être. La vie est représentation et uniquement cela.
Le Roman Porno n’est pas un genre joyeux. Dans les deux films de Kumashiro, Les amants mouillés et L’extase de la rose noire, une femme tente de se pendre par dépit amoureux. L’aube des félines (2017) de Kazuya Shiraishi nous décrit les différents parcours de jeunes escort girls. L’une maltraite son enfant, l’autre n’a pas d’endroit où dormir. On parle d’isolement, de solitude, et le personnage du vieux veuf qui désire mourir est poignant.
Généralement, les femmes ne sont pas bien traitées dans le Roman Porno. Elles peuvent être violées (Les amants mouillés), traitées de « connasses » (L’extase de la rose noire). Mais le discours des jeunes cinéastes qui reprennent le flambeau apparaît beaucoup moins macho que celui de leurs aînés. On a l’habitude de lire que le Roman Porno est un genre qui fleurit à la Nikkatsu entre 1971 et 1988. Mais en 2016, pour le 45e anniversaire de la naissance du genre, la compagnie décide de le réactiver, ce qui nous vaut la présence dans ce coffret de quatre films de 2016 et un de 2017. Pour mieux réussir son coup, la major convoque des cinéastes connus, certains n’ayant jamais œuvré dans le genre. C’est le cas de Hideo Nakata avec White Lily (2016), qui est le premier Roman Porno de l’auteur de Ring 2 et de son remake américain et qui a également signé le tout aussi perturbant Dark Water. Nakata se prend au jeu et signe un beau film poétique sur les amours saphiques entre une enseignante de poterie et son étudiante. Il utilise le symbolisme des lys blancs qui donnent son titre à l’œuvre et la sensualité de l’art de pétrir la glaise comme on peut le faire d’un corps.
Autre exemple de mise en scène maîtrisée, cette fois par Toshiharu Ikeda. Angel Guts : Red Porno (1981) débute comme un polar américain. Dans la nuit, une femme marche vite, semblant poursuivie par un homme dont on n’aperçoit que l’ombre. Très vite, sitôt chez elle, le soin du cadre montre que nous sommes bien dans un film japonais. La caméra s’élève vers le plafond, découvrant l’intérieur de l’appartement — avec du linge séchant, sur la gauche — tandis que le visage de la femme demeure caché par un rideau en cordages. Le film va ensuite très vite aborder les « raffinements » de la sexualité à la japonaise avec l’incontournable bondage. Et le sort réservé aux femmes, qu’elles soient ou non consentantes. Il est ici aussi beaucoup question de masturbation, tant féminine que masculine, et Ikeda prend un malin plaisir à filmer celle-ci en gros plan, à travers le tissu d’une culotte. Il reprend également l’une des séquences les plus célèbres de L’empire des sens : celle de l’œuf que l’héroïne d’Oshima s’introduit dans le vagin. Ici, signe des temps, l’œuf est d’abord placé dans une capote et lorsque son liquide jaunâtre s’écoule, percé par des crayons, on comprend que chez le cinéaste humour et symbolisme font bon ménage. À noter encore qu’il existe toute une série de films baptisés Angel Guts et suivi d’un qualificatif rouge : Red Classroom, Rouge, Red Rope, Red Vertigo, Red Lightning, etc.
À l’heure où nos écrans sont envahis par les super-héros, ces films de super Éros détonnent carrément. Rien ici pour sauver le monde. Uniquement des personnes qui travaillent, souffrent, ont des problèmes, quelques joies aussi, et font l’amour tant qu’ils le peuvent. Des humains, quoi !
Jean-Charles Lemeunier
Roman Porno 1971-2016 – Une Histoire érotique du Japon : coffret de 10 Blu-rays sorti par Elephant Films le 17 décembre 2019.
Il contient : Nuits félines à Shinjuku (1972) de Noboru Tanaka, Les amants mouillés (1973) de Tatsumi Kumashiro, L’extase de la rose noire (1975) de Tatsumi Kumashiro, Angel Guts : Red Porno (1981) de Toshiharu Ikeda, Lady Karuizawa (1982) de Masaru Konuma, White Lily (2016) de Hideo Nakata, AntiPorno (2016) de Sion Sono, Chaudes gymnopédies (2016) d’Isao Yukisada, À l’ombre des jeunes filles humides (2016) d’Akihiko Shiota et L’aube des félines (2017) de Kazuya Shiraishi.