Aurions-nous pensé un jour que la simple promenade d’une petite fourmi le long d’un pied, quelque chose qui arrive chaque fois que l’on pique-nique à la campagne et que l’on n’est pas obligé d’être confiné, causerait un tel choc ? C’est pourtant ce qui arrive à la vision de Phase IV (1974), seul long-métrage réalisé par Saul Bass qui ressort en coffret ultra collector DVD + Blue-Ray chez Carlotta, assorti d’un copieux livre de Frank Lafond. On n’avait pas connu un tel frisson avec d’aussi petites bêtes depuis le Naked Jungle (1954, Quand la marabunta gronde) de Byron Haskin.
Quand ils pensent à Saul Bass, ceux qui le connaissent imaginent parfaitement ces lignes qui, dans les génériques de Hitchcock, Preminger ou dans celui de Sept ans de réflexion de Billy Wilder, se croisent, se coupent, se démultiplient, rythmées souvent par la musique de Bernard Herrmann. Une signature, quoi. Et bien, vous me croirez si vous le voulez mais Phase IV ne comporte pas de générique. Comme si Bass avait voulu changer complètement à la fois de registre et de style.
Nous nous trouvons confrontés, dans ce film unique, à deux univers différents. Celui des humains, en l’occurrence avec deux scientifiques (Nigel Davenport et Michael Murphy), isolés dans un labo dans le désert. Et celui des fourmis, tout aussi intelligent et ordonné. Intelligent, le scénario de Mayo Simon (dont Barry N. Malzberg tirera une novelization) l’est. D’abord, parce qu’il fait preuve d’un parti pris inédit. Dans les années soixante-dix, la science-fiction a évolué, devenant apocalyptique. C’est l’époque de La planète des singes (1968) et de ses suites, sorties en 1970, 1971, 1972 et 1973. C’est également celle du Survivant (1971) et de Soleil vert (1973). Tous racontent peu ou prou la fin de l’humanité. Contrairement à celle produite au cours des années cinquante, beaucoup plus politique (l’extra-terrestre ou l’insecte géant symbolisant la menace communiste), la SF seventies devient philosophique, métaphysique et s’interroge sur la place de l’homme sur la Terre. On n’en est plus aux hommes qui rétrécissent (1957) ni aux monstres démesurés, araignée géante dans Tarantula (1955) ou fourmis géantes dans Them (1954, Des monstres attaquent la ville).
Comparons justement Them à Phase IV puisqu’on se trouve confronté au même ennemi. Dans le film de Gordon Douglas, au demeurant très intéressant – son démarrage est très fort, avec cette petite fille qui court sur une route déserte du Nouveau-Mexique –, l’insecte est gigantesque et c’est sa taille qui devient terrifiante, non la bestiole elle-même. Phase IV nous montre des fourmis tout à fait normales, de celles que l’on croise dès qu’on s’éloigne du bitume des villes, et qui deviennent ici beaucoup plus inquiétantes que celles de Them. Parce qu’elles sont ici non seulement organisées mais suffisamment petites et nombreuses pour s’immiscer partout et ne pouvoir être détruites par nos armes les plus puissantes.
La force de Phase IV réside dans ses images, ces images en gros plans et documentaires d’êtres minuscules que l’on voit dévorer plus gros qu’eux ou se relayer pour transporter jusqu’à leur reine ce qui va devenir leur future arme contre nous. Toutes ces séquences sont impressionnantes et elles avaient fortement perturbé ceux qui les avaient découvertes à la sortie du film. Bass ajoute à cela des mystères très à la mode à cette époque. On se souvient du monolithe de 2001. On sait aussi l’attrait qu’avait pour les Occidentaux les mystérieuses statues de l’île de Pâques. Pierre Kast leur avait même consacré un film en 1972 (Les soleils de l’île de Pâques). Dans Phase IV, autour de la base humaine, les fourmis construisent des monolithes plus proches des termitières que des fourmilières, monolithes qui évidemment renvoient au mystère même de l’humanité, illustré autant par Kubrick que par cette petite île chilienne du Pacifique. Citons encore cette image buñuélienne semblant tout droit sortie d’une version horrifique du Chien andalou.
Comme l’on dit parfois d’un auteur qu’il regarde ses personnages comme un entomologiste, sans ressentir d’empathie pour aucun d’entre eux, le terme devient doublement exact avec Phase IV. Sauf que le manque d’empathie est plus flagrant encore envers les humains. Les deux scientifiques (surtout celui joué par Davenport) ne sont pas du tout sympathiques. C’est eux qui dérangent les fourmis, eux qui sont finalement là où ils ne devraient pas. D’un autre côté, les fourmis sont annoncées comme étant une espèce qui pourrait utiliser son intelligence contre les humains. Le spectateur est alors partagé, fasciné par tout ce qu’on lui montre à propos des fourmis et pas du tout en phase avec les rares humains apparaissant dans l’histoire.
Phase IV relève véritablement de l’expérience. Le récit n’a pas du tout le rythme habituel des films de science-fiction. Et de toutes les scènes, ce sont celles où n’intervient aucun élément humain que l’on retient le plus. Le livre de Frank Lafond décortique Phase IV de fond en comble, depuis la naissance du projet jusqu’à sa réalisation et en explicitant également la carrière de Saul Bass. Pour les fourmis, il explique que le réalisateur de leurs séquences, le photographe Ken Middleham, n’a utilisé qu’en de rares occasions des fourmis factices, le reste des trucages provenant la plupart du temps d’inversions du sens des images et de colorations artificielles. Cela semble être un jeu de mots foireux mais c’est un réel travail de fourmis qu’a accompli Middleham, qui s’était déjà fait remarquer trois ans plus tôt avec des plans comparables dans The Hellstrom Chronicle (Des insectes et des hommes) de Walon Green et Ed Spiegel sur les fourmis et les mantes religieuses.
À noter encore que, dans les bonus, on trouvera six courts-métrages réalisés par Saul Bass entre 1964 et 1983 et une fin du film différente de celle que l’on connaît.
Jean-Charles Lemeunier
Phase IV
Origine : États-Unis
Année : 1974
Réal. : Saul Bass
Scén. : Mayo Simon
Photo : Dick Bush, Ken Middleham
Musique : Brian Gascoigne
Montage : Willy Kemplen
Durée : 84 min
Avec Nigel Davenport, Michael Murphy, Lynne Frederick…
Phase IV de Saul Bass : sortie par Carlotta Films en coffret ultra collector le 6 avril 2020.