En cette période de confinement cinématographique, pourquoi ne pas explorer des parcours de personnages qui ont marqué (ou pas) cet art qu’on dit septième ? Et qui ne méritent sans doute pas l’oubli dans lequel on les cantonne.
Qu’on se gave de films ou qu’on leur préfère les séries TV, peu de gens se souviennent de Tom Neal. Car plus que Variety, les Cahiers ou Télé 7 jours, ce sont les registres de la police de L.A. qui garderont la plus forte trace du passage de cet acteur-comète.
Le visage est buriné, mangé par une barbe de trois jours. Chapeau sur les yeux, veste fripée et la lumière de Ben Kline qui creuse ses traits, Tom Neal a l’air d’un vagabond dès l’ouverture de Detour (1945, Détour), le film d’Edgar G. Ulmer qui lui a octroyé 67 minutes de vedettariat.
« Vous avez déjà essayé d’oublier ?, serinait la voix-off, star incontournable du film noir hollywoodien. Oublier un souvenir ? L’effacer de votre mémoire ? C’est impossible. On a beau s’acharner, on peut changer de décor, tôt ou tard, on capte un parfum, une phrase ou un air fredonné. Et on replonge. »
Ce dialogue de Martin Goldsmith et Martin Mooney va résonner d’une manière particulière dans la vie de Tom Neal. Doublement. Par deux fois, le tough guy va accomplir des gestes qu’il va certainement regretter. Le dernier plus particulièrement. Comme les mémés toulousaines chantées par Nougaro, Neal aime la castagne. Il a vite fait de vous refiler un marron et vous envoyer caler vos dents creuses avec la poussière. C’est un nerveux et, comme le personnage d’Al Roberts dont il a endossé la défroque dans Détour, il est marqué par le destin.
Détour, justement. Sa chérie dans le film, une chanteuse jouée par Claudia Drake (lui-même est un pianiste qui l’accompagne dans le cabaret où elle se produit) a beau lui susurrer « I Can’t Believe That You’re in Love with Me » (« J’en reviens pas que tu m’aimes »), elle n’a aucun mal à le larguer comme une vieille chaussette parce qu’elle a envie de quitter New York et de faire carrière au cinéma à Hollywood. Bon, messieurs-dames, n’en demandons pas trop : nous sommes dans une production PRC, une des plus fauchées des miteuses compagnies du Poverty Row. Et, après tout, n’est-ce pas la même mésaventure carriériste qui tombe sur le crâne de Ryan Gosling, dans La La Land ?
Mais restons sur la PRC. C’est quand même à la Producers Releasing Corporation que sont produits les westerns avec Buster Crabbe, Bob Steele ou Lash LaRue, quelques jungleries telles que White Pongo ou Nabonga, de (tout) petits films d’horreur (The Devil Bat, The Flying Serpent, Strangler of the Swamp)… Et la compagnie a sorti deux films d’Edgar George Ulmer : Bluebeard (Barbe-Bleue) avec John Carradine et ce Detour dont il est à présent question.
Revenons au personnage principal, Al Roberts, notre pianiste incarné par Tom Neal. Maintenant que sa nana s’est envolée pour la Californie, il gagne visiblement sa vie en laissant glisser sur le piano son désespoir amoureux à grands coups d’arpèges alanguis. Il décide donc de rejoindre Claudia Drake mais, plutôt que d’utiliser sa paie pour aller plus vite et voir sur place de quoi il en retourne, ce dur-à-cuire préfère traverser les États-Unis en auto-stop.
Il tombe un jour sur un gars sympathique (joué par Edmund MacDonald) qui, non content de l’avancer en kilomètres, lui propose de lui payer à bouffer. Bon, je vous passe les détails mais, manque de pot, le Samaritain tombe raide mort, sans doute victime d’une crise cardiaque. Une autre victime, mais du destin cette fois, c’est Al Roberts qui décide d’endosser l’identité du disparu en lui subtilisant tout à la fois les papiers, l’argent et la voiture. Bon, pour faire vite, Roberts prend à son tour en stop une femme fatale (Ann Savage) qui ne va lui attirer que des ennuis, jusqu’à sa mort dont le pauvre type va être accusé. L’histoire aurait pu sortir d’un roman de James M. Cain, l’auteur du Facteur sonne toujours deux fois.
Ça, c’est un scénario de film noir typiquement hollywoodien que Neal va jouer à la perfection. Dans sa vraie vie, celle dont les rebondissements ne sont pas signés par des auteurs en mal de contrats, Neal ne va pas avoir plus de chance qu’Al Roberts. Natif de la banlieue de Chicago, il débute au théâtre en 1935, alors qu’il a 21 ans. Le cinéma arrive trois ans plus tard, au sein de la Metro Goldwyn Mayer, avec Out West with the Hardys (André Hardy cow-boy) de George B. Seitz, une des productions low cost de la compagnie. Parallèlement, Neal obtient un diplôme en droit à Harvard et plusieurs succès par k.o. comme boxeur universitaire. Il vivote en apparaissant dans quelques petits films oubliables, dont un tourné par un jeune Jacques Tourneur (They All Come Out en 1939), d’autres plus intéressants, tel, la même année, le Another Thin Man (Nick joue et gagne) de W.S. Van Dyke, troisième aventure du couple de détectives interprété par William Powell et Myrna Loy. Ses réalisateurs ont beau se nommer Frank Borzage (Flight Command, 1940), Edward Dmytryk (Under Age, 1941, et Behind the Rising Sun – Face au soleil levant-, 1943), Henry Hathaway (Ten Gentlemen from West Point et China Girl – La pagode en flammes, tous deux en 1942), Sam Wood (The Pride of the Yankees – Vainqueur du destin, 1942) ou Howard Hawks (Air Force, 1943), sa carrière ne décolle pas.
Tom Neal a déjà 37 films à son actif, auxquels s’ajoutent plusieurs courts-métrages, quand il décroche le premier rôle de Detour, en 1945. Certes, Ulmer n’est pas plus coté dans les grands studios que les William Beaudine, Jean Yarbrough, Lew Landers ou Ray Enright avec qui Neal a fourbi ses armes. Malgré tout, les cinéphiles français gardent à Ulmer une place à part dans leur cœur. Sans doute parce qu’il fut l’assistant de Murnau. Et que sa carrière en dents de scie intrigue fortement, avec des films réalisés pour des minorités ethniques, d’autres pour des compagnies fauchées, des polars, des bagdaderies, des récits d’horreur, des productions naturistes et des péplums. Detour est remarqué, tant en France qu’en Amérique, mais Neal ne va pas pour autant gagner ses galons de star. Il retrouve Edgar Ulmer dans Club Havana (1945) et poursuit sa carrière tant bien que mal, toujours dans des films petit budget, tenant quelquefois le premier rôle, souvent le second.
En 1951, Tom Neal sort avec Barbara Payton, une fille comac, une blonde aux pare-chocs chromés. L’année précédente, elle a fait un essai auprès de John Huston pour un petit rôle dans The Asphalt Jungle (Quand la ville dort) mais n’a pas été retenue. On lui a préféré une débutante dont on n’est même pas sûr qu’elle fera carrière après cela, une dénommée Marilyn Monroe. Payton n’est pas franchement volage mais elle s’est déjà affichée aux bras de Bob Hope, Howard Hughes, George Raft, John Ireland, Woody Strode et de quelques autres. Au moment où elle rencontre Neal, elle est officiellement avec Franchot Tone. Cette grande vedette de la MGM dans les années trente a une carrière en perte de vitesse au cinéma et se réfugie au théâtre et dans quelques shows télévisés. Et puis, il y a cette histoire, comme quoi sa Barbara le partagerait avec cet obscur Tom Neal, cet illustre inconnu tout juste bon à barouder dans les séries B. Les deux hommes se rencontrent. En fait, Neal se rend à l’appartement de Barbara Payton et y trouve Franchot Tone. Le ton monte et Tom récupère la vigueur dont il faisait preuve sur les rings de l’université. Il envoie le Franchot franchement au tapis. Moralité de l’histoire : après avoir passé 18 heures dans le coma, Tone épouse sa Barbara et Tom se retrouve au chômage. Hollywood aime les durs à l’écran, pas dans la vie réelle. Tom Neal devient jardinier avant de retrouver… Barbara Payton. Celle-ci, après sept semaines de mariage avec le beau Franchot, décide de quitter son légitime pour retrouver son plus viril acteur-boxeur. Neal et Payton filent un semblant de parfait amour pendant quatre ans. Tom tourne encore quelques films, dont The Great Jesse James Raid (1953) de Reginald LeBorg, dont il partage la vedette avec Barbara Payton. Le dernier sera The Last Hurrah (La dernière fanfare) du grand John Ford, en 1958.
Entre temps, la télévision lui a fait de l’œil et il accorde deux participations au Gene Autry Show en 1950. Autry, le cowboy roucoulant, joue son propre rôle dans chacun des épisodes aux côtés de son cheval Champion. Au générique, Neal arrive bien après le canasson d’autant plus que dans l’épisode The Lost Chance, il est censé ne pas les aimer, les animaux. En 1951, Tom Neal rejoint l’équipe de Racket Squad menée par Reed Hadley le temps d’un épisode, Skin Game. Cette même année, les aventures de Boston Blackie, un détective qui, avec sa femme et son chien, résolvent bien des énigmes policières, l’attirent le temps de deux épisodes, Gang Murder et Fortune Teller. Avant de rejoindre le Far West de Wild Bill Hickock le temps de Vigilante Story. Joué par Guy Madison, Hickock est le « plus brave, le plus fort et le plus combatif des US Marshalls de tout l’ouest ». Suivront encore A Time to Live (1954) et Tales of Wells Fargo (1958). Auparavant, en 1955, il a été dirigé par W. Lee Wilder, le frère de Billy, dans l’épisode The Red Dress Case de la série Gang Busters . La robe rouge en question, c’est Ann Savage qui la porte, qu’il retrouve 13 ans après Detour.
La dernière apparition de Tom Neal pour la télévision sera, en 1959, dans According to Luke, un épisode de la série Mike Hammer. Le héros de Mickey Spillane est incarné par Darren McGavin et la réalisation est confiée à Earl Bellamy.
La télé ne porte pas chance à Tom Neal, tout juste de quoi casser une graine. Certains s’en sont servi de marchepied vers la gloire, tels Sam Peckinpah ou Robert Altman. D’autres, petites gueules des séries B de cinéma, ont obtenu grâce à elle une carte vermeille assurée, la garantie d’une place assise dans les bus. C’est le cas de Raymond Burr, William Conrad ou Peter Falk, personnalités qui, sans L’homme de fer, Cannon et Columbo, seraient restées d’obscures silhouettes de coin d’écran.
Quand Tom Neal et Barbara Payton se quittent, après avoir annoncé un éventuel mariage à Paris, Barbara picole. Se remarie. Picole encore. Et est arrêtée sur Sunset Blvd pour prostitution. Neal s’est lui aussi remarié. Devenu veuf, il épouse en 1961 la jeune Gale Bennett, de 21 ans sa cadette. Quatre ans plus tard, le 2 avril 1965, on entend à nouveau parler de lui. Il vient de tirer une balle de .45 dans la tête de sa femme, morte sur le coup. Il plaide l’accident. Condamné à dix ans de prison pour homicide involontaire, il est libéré sur parole le 7 décembre 1971, au bout de six ans. Barbara Payton, elle, est déjà morte depuis le 8 mai 1967. Tom Neal survivra huit mois jusqu’à ce 7 août 1972, où une crise cardiaque aura raison de lui et le battra par k.o.
La vie est un roman, ironisait Alain Resnais. Elle peut être aussi parfois le scénario d’un film de série B. Style PRC.
Jean-Charles Lemeunier
Retrouvez Tom Neal en DVD :
Nick joue et gagne, dans le coffret The Thin Man (L’Introuvable) chez Warner Bros, sorti le 18 novembre 2005.
La pagode en flammes de Henry Hathaway chez ESC Éditions, sorti le 2 novembre 2016.
Air Force de Howard Hawks chez Warner Bros, dans la collection Légendes du cinéma, sorti le 28 mars 2007.
Face au soleil levant d’Edward Dmytryk aux éditions Montparnasse, sorti le 1er mars 2006.
Détour d’Edgar G. Ulmer chez Bach Films, sorti le 6 février 2006. le film est ressorti en salles, par Films sans Frontières, en décembre 2019.