S’il est bien un éditeur en qui l’on peut avoir une entière confiance, c’est Malavida, spécialiste de films rares en provenance des pays de l’est, de Suède ou de Belgique, telles ces séduisantes Lèvres rouges qui ressortent en ce moment-même sur grand écran. Malavida explore des paysages cinématographiques peu connus et nous fait découvrir des cinéastes qui ont leur place dans un panthéon intime. Comme, à partir du 24 juin au cinéma, le Suédois Bo Widerberg avec un florilège de six œuvres, datant de 1963 à 1971 : Barnvagnen (1963, Le péché suédois), Kvarteret Korpen (1963, Le quartier du corbeau), Kärlek 65 (Amour 65), Elvira Madigan (1967), Adalen 31 (1969) et Joe Hill (1971).
Et l’équipe de Malavida avoue même que c’est autour de la carrière de Widerberg que la maison s’est bâtie, afin de révéler en France un Suédois qui compte et qui ne soit pas Bergman. Les deux, Bergman et Widerberg, ne s’appréciaient d’ailleurs pas vraiment, le second reprochant au premier son cinéma bourgeois décalé des réalités sociales.
Nous avions déjà dit, ici-même, tout le bien que l’on pensait de l’auteur d’Un flic sur le toit ou de La beauté des choses. Ce qu’on décèle aujourd’hui dans cette rétrospective ne fait que confirmer les impressions premières.
Et c’est comme si Widerberg lui-même nous incitait à explorer sa filmo, lui qui place dans la bouche de Thommy Berggren, son acteur fétiche qu’on retrouve dans cinq des six films, ici dans Le péché suédois : « Il faut être curieux sinon on ne découvre jamais rien. »
Qu’est-ce donc que Widerberg ? Un cinéaste qui, pour le fond, filme des chroniques familiales ou amoureuses constamment politiques. Quelle que soit l’époque dans laquelle il ancre son sujet, la fin du XIXe siècle, le tout début du XXe , les années 30 ou l’époque contemporaine, Widerberg pose un regard politique âpre et se place constamment du côté des vaincus. Que sont ses héros ? Ceux qui, réellement ou métaphoriquement, ne se protègent pas d’un parapluie quand il pleut. Ce qui est le cas de Berggren dans Le péché suédois.

Pour Elvira Madigan, Pia Degermark obtint le prix d’interprétation fémlinine au festival de Cannes 1967
Plastiquement, Widerberg est protéiforme. Il peut user d’un noir et blanc très Nouvelle Vague, tourner en extérieurs et noyer le tout de jazz (Le péché). D’autant qu’une des premières séquences se situe dans un cinéma. Mais il sait aussi célébrer la nature et la magnifier, surtout dans Elvira Madigan. Ses somptueuses images jouent alors avec les couleurs, celles des couchers de soleil, mais aussi celle, ocre, de la forêt, verte de l’eau de la rivière, rouge des briques d’une maison. Dans Adalen 31, les personnages citent Renoir, le peintre, et Widerberg traduit cela par le plan très impressionniste d’une femme lavant son linge dans la rivière.
Reparlons du jazz. Très présent dans le score du Péché suédois, on retrouve cette musique de liberté créée par les Noirs américains dans Adalen 31. Là, les enfants des mineurs en grève la jouent avec des instruments de bric et de broc : un balai transformé en contrebasse ou un tuyau dans le rôle d’une trompette. Et si les films de Widerberg étaient eux-mêmes comparés au jazz, ils se rapprocheraient sans doute du feulement émouvant de la trompette de Chet Baker.
Avec des protagonistes d’abord très proches de lui (Le péché suédois ou Amour 65 où le cinéaste joué par Keve Hjelm ressemble physiquement, avec son front dégagé et ses lunettes, à Widerberg lui-même), Widerberg va s’éloigner ensuite de films plus ou moins autobiographiques contemporains pour se plonger dans le passé. Un passé souvent militant.
Je citais la Nouvelle Vague à propos du Péché mais on peut aussi l’évoquer pour Amour 65. Dans ses premiers films, Widerberg se cherche, cherche son style, cherche aussi à en mettre plein la vue, de la meilleure manière possible, à son spectateur. D’où l’utilisation des bruits dans Le péché suédois. Celui du minuteur pendant qu’un couple fait l’amour dans l’escalier. Celui de travaux dans la rue. Ou encore ces accords de guitare plaqués en pleine campagne.
Amour 65 met en scène un cinéaste (Keve Hjelm) qui cite Godard (« Le cinéma, c’est la vérité 24 fois par seconde ») et Antonioni (« Chaque cadre est une affaire de morale »). Un cinéaste qui a embauché Ben Carruthers, l’acteur du Shadows de Cassavetes qui joue ici son propre rôle. Malin, là aussi sans doute pour épater son audience, Bo s’amuse à des calembours filmiques. Il filme ainsi Carruthers et la femme du cinéaste (Ann-Marie Gyllenspetz) en pleine conversation sur Shadows alors que, pendant tout le récit, Widerberg nous précise qu’Ann-Marie vit dans l’ombre de Keve. Pour mêler encore plus la réalité et la fiction, tous les personnages du film portent les prénoms des acteurs qui les incarnent.
Dans ce film, Widerberg introduit un élément supplémentaire, la sensualité qui est très présente quand sa caméra s’approche des ébats de Keve Hjelm et Evabritt Strandberg. Et annonce clairement que les histoires d’amour finissent mal en général. « J’ai vu ton film d’amour, dit à Keve son amie jouée par Inger Taube qui était déjà l’interprète principale du Péché suédois. Dommage qu’ils ne se retrouvent pas à la fin. »
Et le cinéaste de répondre : « Personne ne se retrouve à la fin, de nos jours. Ils ne seraient pas vraiment réels s’ils se retrouvaient. »
C’est clairement dans Amour 65 que Widerberg s’empare sérieusement du thème de la liberté, déjà abordé dans Le péché suédois et qui va parcourir ensuite toute son œuvre. D’abord avec ces cerfs-volants dans le ciel, qui ponctuent le récit et prennent une dimension largement symbolique. Ensuite avec la liberté du choix qui, assure l’un des personnages du film, rend la vie plus difficile.
À l’image, Widerberg montre des humains enfermés, que ce soit par le cadre d’une porte ou, lors d’une balade sur la plage, par une série de poteaux de bois. La liberté est aussi celle de dire la vérité et de mentir. Keve, le cinéaste, ne cesse, comme le fera Widerberg lui-même, de rechercher la vérité à travers le cinéma. Pourtant, sa maîtresse lui dira qu’il lui a appris à mentir. « C’est mon métier », répondra-t-il.
À propos de cette relation extra-conjugale, Keve avoue aimer sa femme et ne pas savoir le lui dire. Cet autre amour qui vient à lui, c’est, remarque-t-il poétiquement, « comme entrer dans une forêt par un chemin différent ».
Le cinéma de Widerberg se politisant de plus en plus, la liberté sera ensuite, dans sa filmographie, celle que recherchent tous ses personnages, d’Elvira Madigan à Joe Hill, en passant bien sûr par Adalen 31. Avec, dans Le quartier du corbeau, une autre liberté : celle de la femme. Car cette liberté que les hommes réclament de film en film, ils ne l’accordent même pas à leurs épouses. Dans ce film, lors d’une conversation entre le père (Keve Hjelm) et son fils (Thommy Berggren), le père se plaint de son échec professionnel. « On ne sortira jamais d’ici, lui répond son fils, tant que tu dépenseras les économies que maman met de côté. » En une phrase et sans emphase, Widerberg met l’humain face à ses contradictions, comme il le fera encore dans Adalen 31 avec la dispute entre deux syndicalistes divergeant sur les actions à mener.
Le cynisme est parfois aussi une manière de parler des choses qui fâchent. Ainsi entend-on, dans Le péché suédois : « Les gens couchent dans la rue et la ville construit des églises. » Et, dans Le quartier du corbeau, cette remarquable réflexion à propos de l’amour que porte le père aux serviettes, récupérées ici et là dans plusieurs hôtels et restaurants : « Elles sont la seule chose qui sépare l’homme du charognard. Les deux mangent des cadavres mais l’homme s’essuie la bouche. »
Ce cynisme, Widerberg le met au service des bonnes causes et, dans Elvira Madigan, de son antimilitarisme. « La guerre, dit Elvira, c’est une horrible odeur, pas les beaux défilés. » Un peu plus loin, lorsque Sixten, son amoureux déserteur de l’armée, est rattrapé par un copain militaire, on comprend que ce n’est pas leur seule histoire d’amour qui a fait s’enfuir le couple amoureux. « Sais-tu, questionne Sixten, combien de couches de peau traverse une baïonnette ? »
Elvira clame également son internationalisme — un des sujets de Joe Hill, centré sur le syndicat IWW, Industrial Workers of the World — en montrant la paume de sa main. Elle compare les frontières des pays aux lignes qui la traversent. « Il n’y a qu’une main », conclut-elle.
Citons encore cette phrase ultime, tirée là encore du Quartier du corbeau. L’action se déroule en 1936 et s’ouvre sur un discours d’Hitler à la radio. Deux femmes discutent : « Quel bonheur, estime la première, que l’été pointe le bout de son nez. » Ce à quoi sa copine rétorque : « Nous aurons plus de lumière pour voir la misère humaine. »
On l’a dit, la politique irrigue le cinéma de Widerberg et ses chroniques se teintent alors parfois de sang, la plupart du temps de colères devant l’injustice du capitalisme. Adalen 31 est dédié aux cinq victimes de la grève de 1931. Joe Hill s’ouvre sur la phrase des ouvrières en grève de Lawrence, en 1912 : « We want bread and roses too ». Une phrase qui donnera son titre à un film de Ken Loach.
Plus que jamais, les héros de ces films sont en rupture de ban. Déserteur (Elvira Madigan), grévistes (Adalen 31), hobo et syndicaliste (Joe Hill), tous partagent un refus, celui de se laisser faire, et une envie de liberté. Le style devient plus lyrique, moins sec, et certains sujets se répondent, comme en écho. Comme pour dire que, malgré les luttes, le monde n’est pas près de changer. Ou alors qu’il faut être plus malin que lui. Dans Le quartier du corbeau, Thommy Berggren raconte cette histoire : lors d’un défilé nazi, un homme est monté sur des cageots pour faire une harangue contre eux. Les flics l’ont arrêté. Dans Joe Hill, en 1909, des syndicalistes se retrouvent dans la rue face à un orchestre de l’Armée du salut qui entonne des chants religieux. Un premier syndicaliste monte sur une caisse et exhorte les passants à ne pas écouter « ces conneries religieuses ». Un flic l’arrête. Joe Hill grimpe à son tour sur ce piédestal et, sur l’air religieux, adapte des paroles révolutionnaires que tout le monde reprend. Abusé par la musique, le policier ne dit rien.
Enfin, reconnaissons à Widerberg d’être en avance sur son temps. Elvira Madigan raconte en 1967 une tragédie amoureuse qui pourrait être la version prolo de Mayerling, que Terence Young sort un an plus tard. Pour ne pas filmer la mort, le Suédois prend le parti d’un arrêt sur image. On retrouvera ce même procédé deux ans après, dans Butch Cassidy et le Kid. Dans Adalen 31, aux sons de L’Internationale, il filme une manifestation ouvrière qui finit dans le sang. Le film date de 1969 et pourrait préfigurer les cortèges paysans du Novecento (1976) de Bertolucci ou ceux filmés par Miklos Jancso dans les années soixante et soixante-dix. Quant à Joe Hill, le film part d’une chanson de Joan Baez qui parlait de ce syndicaliste américain d’origine suédoise du début du XXe siècle. C’est également Joan Baez qui chanta La ballade de Sacco et Vanzetti, histoire de deux anarchistes américains d’origine italienne du début du XXe siècle. Le Suédois Bo Widerberg tourna Joe Hill en 1971 et l’Italien Giuliano Montaldo Sacco & Vanzetti la même année.
Le cinéma est-il comparable aux États-Unis tels que décrits dans Joe Hill, « si grands qu’on peut y perdre un rêve » ? Celui de Widerberg semble au contraire s’être affermi de film en film, en totale adéquation avec les obscurs, les sans-grade, les déserteurs, les antimilitaristes, les syndicalistes et les grévistes, rendant dérisoires les soubresauts de la bourgeoisie. Dans Adalen 31, il montre comment l’armée a tiré sur une manifestation. Après la tuerie, à l’industriel qui lui déclare « Je n’ai pas l’oreille musicale mais je n’aime pas le bruit des balles », le militaire répond : « C’est nous qui avons tiré mais qui paie les balles ? »
Rien n’est simple pour Bo Widerberg, aucun positionnement. Ne conclue-t-il pas ce même Adalen par cette phrase ambiguë : « Les coups de feu de Lunde porteront au pouvoir les socio-démocrates qui y sont encore. Un état social s’est formé en Suède, oasis de bien-être dans le monde. L’égalité n’est pas réalisée. » Tel est Bo, toujours en questionnements, jamais en certitudes. Rappelez-vous ce que disait l’un des personnages d’Amour 65, à propos de cette liberté de choix qui rendait la vie plus difficile. Nous en tout cas, spectateurs, en avons une de certitude : que le cinéma de Bo Widerberg mérite largement d’être (re)découvert.
Jean-Charles Lemeunier
Rétrospective Bo Widerberg par Malavida : six films en versions restaurées, en salles le 24 juin 2020.