A-t-on seulement idée du nombre de personnes qui, à la vision du King Kong de 1933, eurent, à la manière de Paul Claudel derrière un pilier de Notre-Dame, une révélation ? Celle qu’ils étaient non seulement destinés au cinéma mais qu’ils œuvreraient dans les effets spéciaux et le stop motion, cette technique de prise de vues image par image.
Le grand Ray Harryhausen fut de ceux-là, qui eut même la chance de côtoyer Willis O’Brien, créateur des effets spéciaux de King Kong. Idem Phil Tippett, au sujet duquel Carlotta sort un documentaire de Gilles Penso et Alexandre Poncet qui retrace sa prestigieuse carrière, Phil Tippett : des rêves et des monstres. À noter que les deux réalisateurs français s’étaient auparavant intéressés à Ray Harryhausen.
Lui, Phil Tippett, c’est en 1955 qu’il découvre King Kong à la télé. Il a cinq ans. Suivirent les illustrations de dinosaures de Rudy Zallinger, qui eurent aussi beaucoup d’influence sur lui. Puis le film de Nathan Juran, Le septième voyage de Sinbad (1958), aux effets spéciaux signés Ray Harryhausen.
Il n’en fallait pas plus pour que Tippett ait envie de réaliser, dans son garage, quelques petits films d’animation en stop motion. Il explique aussi qu’il fit ses études à l’université San Marcos, en Californie, foyer d’un art conceptuel qui allait également l’inspirer.
Entrecoupé de commentaires élogieux de ceux qui ont travaillé à ses côtés, proches collaborateurs dans les effets spéciaux ou cinéastes de renom, le documentaire suit la carrière de Tippett, depuis ses débuts dans la publicité jusqu’à son travail dans le premier Star Wars, puis dans Piranhas, L’Empire contre-attaque, Le retour du Jedi, Le dragon du lac de feu, RoboCop, Starship Troopers, Jurassic Park, Solo, etc. Les auteurs insistent également beaucoup sur l’importance de son épouse Jules Roman, qui l’aide à fonder son studio.
Autant dire, lorsqu’on suit l’énumération de cette étonnante filmographie, quasiment que du bon. C’est ainsi à Tippett et Rick Baker que l’on doit, dans le Star Wars de 1977, la fameuse séquence de la cantina peuplée d’extraterrestres tous plus zarbis les uns que les autres. Une séquence qui avait marqué les esprits à sa sortie, même si la technique s’est améliorée depuis. Pour Le retour du Jedi, Tippett crée le personnage de Jabba the Hutt. Il raconte qu’il fit plusieurs tentatives pour donner un look original au gros et flaccide alien, mais qu’au départ, il ressemblait trop à l’empereur Ming de Flash Gordon ou alors qu’il était trop répugnant. « Et si tu le faisais jouer par un acteur, interroge-t-il George Lucas, ce serait qui ? » Lucas répond qu’il engagerait Sydney Greenstreet, ce volumineux acteur anglais adepte des personnages suavement inquiétants à la Warner des années 40, tel celui qu’il incarnait dans Le faucon maltais aux côtés d’Humphrey Bogart. « C’était l’indication qu’il me fallait » se réjouit encore aujourd’hui Phil Tippett, qui créa ce crapaud limaceux inoubliable et qui obtint un Oscar par la même occasion.
Alors qu’il poursuit avec Paul Verhoeven une fructueuse collaboration (interviewé, le cinéaste affirme que, sans Phil Tippett, Starship Troopers n’existerait pas), le maître des effets spéciaux est amené à bosser sur le RoboCop 2 de moindre mémoire. « Après ce film, confie un collaborateur de Tippett aux deux Français, on ne savait pas quelle serait la suite. »
C’est que les ordinateurs ont pris le dessus et que les jeunes réalisateurs dédaignent les méthodes anciennes du stop motion qui, pour eux, ont fait leur temps — mais après tout, n’était-ce pas déjà le cas à l’époque de Jurassic Park ? Spielberg avait pourtant accepté d’utiliser l’animatronics et le stop motion en même temps que l’animation par computer. « Les images de synthèse sont arrivées du jour au lendemain, entend-on dans le documentaire. Les ordinateurs ont tout remplacé. »
Ce qui fit dire à pas mal de gens, à commencer par Phil Tippett lui-même : « C’en est fini de nous ! » Puis, après réflexion — et un soupir de soulagement : « Les animateurs font finalement toujours partie du processus. »
C’est toute cette histoire, à travers un personnage haut en couleurs et son équipe, que nous raconte Phil Tippett : des rêves et des monstres. Il faut bien sûr être passionné d’effets spéciaux pour apprécier le film mais, même si on ne l’est pas, on en apprend suffisamment pour avoir envie de revoir tous les films cités et se dire qu’on sait désormais qui se cache derrière tout cela.
Comme pour leurs précédents documentaires sur Ray Harryhausen (DVD chez Rimini), les super-héros ou Le complexe de Frankenstein (DVD et Blu-ray chez Carlotta), Poncet et Penso sont dans le même bateau sans que l’un des deux tombe à l’eau et je dirai même plus, à la façon des Dupont et Dupond, ils embarquent avec eux le spectateur qui, réjoui, ne regardera plus de la même façon les effets spéciaux.
Jean-Charles Lemeunier
« Phil Tippett : des rêves et des monstres » de Gilles Penso et Alexandre Poncet : sortie en DVD par Carlotta Films le 27 mai 2020.