Avec la sortie d’un coffret Nanni Moretti, en double Blu-ray ou double DVD comprenant Bianca (1983) et La messa è finita (1985, La messe est finie), Carlotta nous offre une plongée dans ce que l’on pourrait désigner par la « première manière » d’un cinéaste qui n’avait pas fini de faire parler de lui.
Cinéma tout à la fois nombriliste (on l’a comparé à ses débuts à Woody Allen) et descriptif d’un monde en perte de valeurs politiques et d’une Italie minée par la télévision berlusconienne, Bianca et La messe est finie redonnent des couleurs à la comédie italienne. Dans les années quatre-vingt, les grands ténors du genre (Risi, Monicelli, Scola) ont entamé un déclin artistique et Moretti vient secouer le microcosme cinématographique avec des films qui ne ressemblent pas à ceux de ses glorieux aînés. Sans doute parce qu’il en est toujours l’interprète principal et qu’à travers ses personnages (un prof, un curé), le cinéaste parle de lui en général et des Italiens en particulier.
D’ailleurs, le début de Bianca est significatif. Moretti aménage dans un nouvel appartement — qui est le sien, puisqu’on le retrouve dans un bonus interviewé sur la terrasse de ce logement, à l’occasion d’un Cinéastes de notre temps filmé par André S. Labarthe en 1990. Son premier geste est d’enflammer le lavabo, la baignoire et les toilettes, pour les purifier. Mais c’est aussi une manière de se débarrasser du passé à la manière du fier Sicambre de la légende de Clovis, qui brûle ce qu’il a adoré et adore ce qu’il a brûlé. Son arrivée dans cet art (Bianca est sa quatrième réalisation en huit ans) ne peut que s’accompagner d’un feu de joie.
Il va d’ailleurs être énormément question de cinéma dans Bianca. Moretti enseigne les maths à la scuola Marilyn-Monroe et le directeur de l’école a affiché, dans son bureau, un poster de Jerry Lewis et Dean Martin. De sa terrasse, Moretti regarde en spectateur, à la manière de James Stewart dans Fenêtre sur cour, la vie de ses voisins. Mais l’acteur-cinéaste est un curieux spectateur qui veut constamment intervenir dans les scénarios qu’il regarde. Il avouera à Laura Morante qu’il est capable de reconstruire une histoire « à partir de petits détails insignifiants ». Son but est aussi de modifier les scénarios qu’il regarde. Si un couple se sépare, il veut les réconcilier. Il annonce en cela le curé qu’il jouera deux ans plus tard dans La messe est finie et qui, lui aussi, est incapable de comprendre combien le monde s’est compliqué et, avec lui, les relations humaines. Et pourtant, affirme dans Bianca Moretti au psychologue de l’école, joué par son père : « Je n’aime pas les autres ».
Et pour mieux affirmer cela, Moretti signe de très beaux plans. Son héros n’aime pas les autres car il est toujours en décalage avec eux, jamais dans le même mouvement. Quelle idée géniale de se filmer dans une barque immobile sur une étendue d’eau quand toutes les autres barques ne cessent d’aller et venir. Quelle autre idée géniale de se filmer seul, debout sur une plage, entouré de dizaines de couples allongés qui s’enlacent. Ce décalage, on le retrouve aussi dans La messe est finie lorsque le jeune prêtre qui vient d’être muté dans la banlieue romaine rencontre son prédécesseur, marié et père de famille.
Moretti joue sans cesse de cette proximité entre les personnages qu’il incarne et lui-même. On sait qu’il aime le cinéma, le foot et la chanson populaire italienne. Il déroule ainsi dans ses films des pelotes différentes, repérables par ceux qui comme lui s’intéressent à l’une ou l’autre de ses passions. Et tous reconnaîtront ici un clin d’œil au cinéma, là au foot, là aux airs à la mode. Il sait aussi se moquer de tout cela, comme cette équipée en bus des profs de l’école Marilyn-Monroe vers un congrès de « la chanson et l’école ».
Pour le cinéma, on l’a vu, il est la colonne vertébrale de Bianca. Moretti s’amuse à rendre quelques hommages, à travers le fétichisme des chaussures et des jambes que l’on voit passer, à Truffaut, Buñuel et Stroheim.
À première vue, on pourrait penser qu’avec le curé de La messe est finie, Moretti s’éloigne de lui-même. Ce serait une erreur puisque Michele, le prof de Bianca, et Don Giulio, le prêtre de La messe, se ressemblent énormément dans leur façon de réagir aux événements qu’ils traversent.
Après Palombella rossa, tout aussi réjouissant que Bianca et La messe est finie, le cinéma de Nanni Moretti a gardé (parfois) de sa légèreté tout en abordant des thèmes beaucoup plus âpres, plus durs : le cancer dans le génial Journal intime, la mort d’un enfant (La chambre du fils) ou les rapports difficiles avec ses parents, déjà présents dans La messe est finie et au cœur de Mia madre. Moretti a mûri, son cinéma aussi. Raison de plus pour se précipiter vers ces deux comédies névrosées et jouissives.
Jean-Charles Lemeunier
Bianca et La messe est finie en coffret Blu-ray et DVD, nouveaux masters restaurés.
Sortie par Carlotta Films le 1er juillet 2020.