Le regard porté sur notre monde par Benoît Delépine et Gustave Kervern dans Effacer l’historique, sorti en salles fin août, donne évidemment à réfléchir. Trois paumés (Blanche Gardin, Corinne Masiero et Denis Podalydès, tous trois parfaits dans leurs rôles) vont partir en guerre contre les GAFA, ces fameux géants américains qu’on nous présente, dans notre mythologie contemporaine, comme une hydre dont il faudrait se débarrasser. Une hydre qui, pourtant, satisfait aux besoins plus ou moins réels des trois quarts de la planète, si ce n’est plus.
Delépine et Kervern ne sont ni économistes ni philosophes et encore moins donneurs de leçons. Leurs personnages ne portent aucun flambeau, aucun étendard auxquels les masses pourraient se rallier. Ce combat que les trois protagonistes du film décident de mener à mi-parcours est à leur seul avantage. À aucun moment, ils ne font semblant de se battre pour le reste du monde. L’une veut récupérer une vidéo compromettante. L’autre effacer un harcèlement cybernétique. La troisième améliorer les appréciations que ses clients laissent sur ses services de conductrice de voiture. Pas de quoi changer la face du monde mais mettre du baume aux cœurs de nos trois sympathiques, pitoyables et tellement attachants anciens gilets jaunes. En quelque sorte, des gens habitués aux luttes sans issue.
Les deux cinéastes qui, grâce au Groland, s’y connaissent en gaudrioles, nous mènent de scènes franchement comiques à d’autres beaucoup plus tragiques, si elles n’étaient toujours filmées par une caméra goguenarde. Delépine et Kervern refusent de s’apitoyer car ils savent, et ils ont raison, que leurs personnages sont suffisamment bien dessinés et suffisamment proches de la réalité pour que les spectateurs prennent à cœur leurs mésaventures. Et se sentent concernés. Mieux vaut rire que pleurer, semblent-ils nous dire. On pissera plus mais ce sera meilleur pour le moral.
Alors, nos deux complices regardent ce monde qui part en cacahuète, pour éviter d’employer un mot plus vulgaire. Un monde où l’on ne peut avoir aucun rapport sexuel sans risque de se retrouver les fesses à l’air sur Internet. Où de pauvres types sont payés à cliquer sur leurs ordinateurs. Où l’on peut tomber amoureux d’une voix au téléphone. Où d’étranges individus vivant dans d’étranges lieux sont capables de contrôler à peu près tout sauf ce qui vous intéresse. Où les gens sont réduits à l’état d’esclaves et jugés par ceux qu’ils servent, etc. Delépine et Kervern se sont en outre amusés à glisser ici et là de nombreux caméos, apparitions grotesques d’un chasseur de panda en photo sur une commode, d’un hacker particulièrement divin, d’un livreur d’eau au bout de ses forces, d’un vendeur de produits bio ou d’un apprenti au suicide, tous joués par des célébrités.
Ce ne sera pas spoiler que de dévoiler la première phrase du film. Affolée, Blanche Gardin débarque dans le pavillon de banlieue de Denis Podalydès, l’œil rivé à son portable. Tu connais la nouvelle ?, lui demande-t-elle en s’écroulant dans son canapé. Non. « Kim Kardashian est morte ! » Et, sûr de lui, Podalydès répond : « Mais non, c’est un fake ! » Le ton est donné. On n’a plus qu’à se laisser embarquer.
Jean-Charles Lemeunier
Effacer l’historique
Année : 2020
Origine : France
Réal. et scén. : Benoît Delépine et Gustave Kervern
Photo : Hugues Poulain
Montage : Stéphane Elmadjian
Durée : 106 min
Avec Blanche Gardin, Corinne Masiero, Denis Podalydès, Vincent Lacoste, Benoît Poelvoorde, Bouli Lanners, Vincent Dedienne, Philippe Rebbot, Michel Houellebecq, Jackie Berroyer, Jean Dujardin, Gustave Kervern…
Présenté à la Berlinale en février 2020, le film a vu sa sortie repoussée pour cause de Covid du 22 avril au 26 août 2020.