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« Les petites marguerites » de Vera Chytilova : Sur quelques mètres de pellicule, j’écris ton nom

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C’est le premier mot qui vient à l’esprit. Celui que Paul Éluard écrivait sur ses cahiers d’écolier, sur son pupitre et les arbres, etc. Le mot liberté. Oui, c’est le premier mot qui vient à l’esprit lorsque l’on regarde les mythiques Petites marguerites (1966) de Vera Chytilova que Malavida ressort en DVD collector. On l’a déjà vu avec Trains étroitement surveillés de Jiri Menzel, édité dans la même collection — en hommage au cinéaste tchèque disparu le 5 septembre, Malavida propose en salles une rétrospective en trois films.— : une sorte de Nouvelle Vague secoue la Tchécoslovaquie et annonce le futur Printemps de Prague.

Qui dit liberté dit cassage de codes et Les petites marguerites ne s’en privent pas. Mais ce grand film inclassable est loin de n’être que cela. Pas seulement un pamphlet anarchiste qui, à la manière d’un enfant gâté, détruirait tout ce qui passe à sa portée, dont les grands idéaux socialistes. Le film va beaucoup plus loin. « Tu sens comme la vie s’enfuit ? » demande l’une des deux jeunes héroïnes à l’autre. Comme si ce mal existentiel inscrit au plus profond de nous-mêmes ne pouvait que nous faire suivre le précepte de George Bernard Shaw : « La vie est trop courte pour la prendre au sérieux. » Alors Marie I la brune (Jitka Cerhova) et Marie II la blonde (Ivana Karbanova), que l’on entend appelées dans le film de plusieurs autres prénoms (Georgette, Jarmila…), font tout ce qu’il faut pour ne pas se prendre au sérieux.

 

 

Est-on réellement libre aujourd’hui ou avons-nous seulement les idées engluées dans tellement de lieux communs que le moindre écart à la norme nous semble de bon augure ? Les plaisantes facéties des Marguerites seraient amusantes, poétiques et finalement terriblement ancrées dans les années soixante si une phrase placée à la toute fin ne venait nous faire entendre l’autre portée de ce film libertaire. Une portée plus grave et beaucoup plus dérangeante pour le pouvoir en place que de voir deux gamines envoyer valdinguer un banquet à grands coups de pied : la critique antimilitariste. On ne dira pas cette phrase pour ne pas gâcher le plaisir mais elle est, comme l’est la fin de Trains étroitement surveillés, la raison d’être du film. Et c’est à ce moment précis que l’on peut faire nôtre le facétieux commentaire, présenté en bonus, de Philippe Katerine : « Un coup de poing en pleine face qui nous fait du bien. »

 

 

Reprenons du début. Les deux Marie de Vera Chytilova ressemblent à Anna Karina dans Pierrot le fou, sorti l’année précédente. « Qu’est-ce que j’peux faire, j’sais pas quoi faire » chantonnait sur une plage la muse de Godard. Nos deux jolies Tchèques pourraient s’approprier cette antienne tant elle leur colle à la peau. Alors, elles se prélassent sur leur lit, bouffent beaucoup, donnent rendez-vous dans des restos à de vieux messieurs qu’elles raccompagnent ensuite à la gare, passent du noir et blanc à la couleur, cassent des choses, découpent des choses. Ce qui donne droit à une très enthousiasmante séquence digne de Jean-Christophe Averty, lorsqu’elles tailladent l’image en mosaïque.

Si la liberté est une des thématiques des Petites marguerites, elle s’empare également du style de la cinéaste, proche tantôt de la Nouvelle Vague française qui sert de modèle, tantôt du burlesque américain en noir et blanc, comme lorsqu’un vieux veut monter dans le train. Vera Chytilova impose ainsi son propre style fait d’emprunts, d’inventions, de détournements, de premier et de second degrés. De grincements se faisant entendre au moindre mouvement d’un bras. De jeunes femmes posant en maillots à carreaux, l’une se mettant le doigt dans le nez et l’autre jouant de la trompette.

 

 

Cette image des maillots, comme celle où l’une des deux belles fleurs cache sa nudité derrière des cadres de papillons, a fait le tour du monde et a fait connaître le film. Elles sont parlantes, ces images, et parlantes aussi les minijupes colorées et cette ambiance pop ou encore cette séquence de charleston dans un cabaret qui renvoient à une culture située de l’autre côté du rideau de fer. Bien sûr tout ceci est décousu, sans queue ni tête, mais qu’on imagine l’onde de choc que durent produire nos deux marguerites. Et que dire de cette image forte où les deux demoiselles se retrouvent entourées d’ouvriers passant à vélo ? « Personne ne fait attention à nous, disent-elles. Et s’il nous manquait quelque chose ? » Et nous, spectateurs de 2020, on assiste à l’intrusion du pop art dans le réalisme socialiste.

 

Ivana Karbanova

 

À noter enfin, outre l’interview de Philippe Katerine déjà mentionnée, plusieurs bonus intéressants — dont Un sac de puces, court-métrage réalisé en 1962 par Vera Chytilova — et un livret de 20 pages sur le film.

Jean-Charles Lemeunier

Les petites marguerites
Année : 1966
Origine : Tchécoslovaquie
Titre original :
Réal. : Vera Chytilova
Scén. : Vera Chytilova, Pavel Juracek, Ester Krumbachova
Photo : Jaroslav Kucera
Musique : Jiri Slitr, Jiri Sust
Montage : Miroslav Hajek
Durée : 74 min
Avec Ivana Karbanova, Jitka Cerhova, Marie Ceskova…

Sortie par Malavida Films en DVD collector édition limitée le 26 août 2020.


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