À propos de la nouvelle collection lancée par Le Chat qui fume qui contient plusieurs films érotiques des années soixante-dix, Michel Audiard nous souffle l’adjectif qui convient. C’est, en effet, du brutal. Du brutal parce que, et il est important de se resituer dans le contexte de l’époque, le gouvernement de Giscard venait de faire évoluer le système de la censure en classant X la plupart de ces productions. Après quelques mois de liberté totale, ces films n’étaient plus censurés mais taxés différemment et plus lourdement que les autres. Tout cela à partir de 1975. C’est aussi l’époque où des cinéastes passent de films grand public à des films érotiques ou pornographiques, sans doute pour trouver du boulot. C’est le cas de Claude Pierson, capable de réaliser en 1976 La grande récré avec Paul Préboist, Michel Galabru et une cohorte de gamins alors que, avant et après, il a dirigé quantité de films déshabillés (Justine de Sade, Ah si mon moine voulait, J’ai droit au plaisir, Les goulues…) sous divers noms d’emprunt : Andrée Marchand, Carolyne Joyce, Paul Martin, etc. Idem pour Pierre Unia dont Le pied, avec Micheline Dax et Christian Alers, ne doit pas cacher plusieurs orteils plantés dans la production X, dans lequel Unia s’agite sous le nom, belle anagramme, de Reine Pirau.
Le Chat qui fume s’est déjà intéressé à la carrière curieuse de Claude Mulot, partagée entre le film d’auteur et le X qu’il aborde sous le nom de Frédéric Lansac. Et que dire encore de cinéastes tels que Max Pécas, Serge Korber ou Claude Bernard-Aubert, passés d’un genre à l’autre sans sourciller ?
Les week-ends maléfiques du comte Zaroff fait donc partie de ce programme félin tout autant que fumigène. Un mot, avant de commencer, sur l’un des bonus qui accompagne le film et qui est l’interview de Michel Lemoine (1922-2013), réalisateur, scénariste, interprète et coproducteur de ces Week-ends. Ce vieux monsieur est adorable : gentiment, sans se prendre la tête et en toute humilité, il parcourt sa carrière. Laquelle démarre, excusez du peu, auprès de Sacha Guitry, Edwige Feuillère et Pierre Brasseur, fait un crochet d’une quinzaine d’années en direction de l’Italie, où il travaille avec Mario Bava, Antonio Margheriti, Sergio Sollima et quelques autres, avant d’aborder le film érotique d’abord en tant qu’acteur puis de scénariste et réalisateur.
Lemoine évoque avec beaucoup de chaleur José Bénazéraf et Jess Franco, parle de la cinéphilie des années soixante où le public, en sortant du mythique Midi-Minuit, boulevard Poissonnière, discutait encore pendant des heures de la programmation. Ces gens étaient des passionnés et Michel Lemoine l’était tout autant et peu importe qu’il travaille dans la série B — il l’avoue lui-même — plutôt que dans le grand cinéma commercial, il aimait ce qu’il faisait. En quelques phrases, il montre combien il prenait soin de la mise en scène. Il explique ainsi que, devant une caméra, les déplacements deviennent chorégraphie et que le réalisateur doit en prendre conscience. Cette passionnante interview nous renvoie à cette séquence fabuleuse de Ed Wood, le film de Tim Burton. Wood, sacré « pire cinéaste de tous les temps », parle dans le film d’égal à égal avec Orson Welles. Tous deux font le même métier et tous deux sont passionnés par ce métier et, puisqu’on cite ici le nom de Welles, Lemoine nous rappelle que Jess Franco avait été son assistant. Étrange époque où les genres se mêlaient, sans souci d’étiquetage.
Malgré tous ses défauts — et il en a plusieurs —, Les week-ends maléfiques du comte Zaroff possède des atouts indéniables. À commencer par le parrainage dont se réclame le film. Tout le monde connaît l’œuvre initiale de 1932, réalisée par Ernest B. Schoedsack, l’un des pères de King Kong, et Irving Pichel et interprétée par Joel McCrea et Fay Wray. Oui, tout le monde connaît ce joyau et son potentiel érotique ou, au moins, tout le monde en a entendu parler. Zaroff, qui vit sur une île déserte, accueille des naufragés pour pouvoir les chasser ensuite dans sa jungle tropicale. Le sujet est tellement fort qu’il fut repris à maintes reprises et érotisé un max, entre autres par Jess Franco et sa Comtesse perverse, en 1974. Changement de taille : le comte est ici une comtesse, ses victimes sont féminines et toutes deux, comtesse et victime, se pourchassent entièrement nues.
C’est en juillet 1975 que sort en France la version de Michel Lemoine. Qui s’ouvre sur une scène similaire : une jeune femme entièrement nue fuit dans la forêt, poursuivie par un doberman et un cavalier, le comte Zaroff (Michel Lemoine). De cette passion pour la chasse qui rend fou le Zaroff des origines, le film bifurque vers d’autres sujets à la mode, qui le rapprochent d’ailleurs de l’univers de Jess Franco. Lemoine et son serviteur, Howard Vernon (acteur fétiche de Franco), vivent dans un château gothique dans lequel ils peuvent donner libre court à leur sadisme. Un des titres donnés d’ailleurs au film, lors de sa sortie en vidéo, était Sept femmes pour un sadique — titre que l’on retrouve d’ailleurs au générique du Blu-ray.
Je parlais auparavant de défauts. Le film est loin d’en être dépourvu. Les acteurs ont un jeu outré ou une absence de jeu insondable. C’est le cas de ce moustachu qui surgit soudain dans le château avec sa compagne parce que leur voiture est en panne. Tous deux, Robert Icart et Nathalie Zeiger, sont déjà apparus dans un autre film de Lemoine tourné à Londres en 1974 et qu’il mentionne dans son interview, Les petites saintes y touchent. On découvre, grâce à un autre bonus, que derrière le pseudo d’Icart se cache un écrivain, Robert de Laroche.
Il faudrait encore mentionner la lenteur de certaines séquences, que reprendront à leur compte pas mal de films d’horreur de cette époque. Qu’une fille soit poursuivie à pied par le méchant comte en voiture, elle va faire d’incessants zigzags devant la bagnole plutôt que de s’enfuir vers des bois très proches dans lesquels le véhicule ne pourra bien sûr pas s’engager. Il en va de même pour tous ces moments de langueur où de jolies jeunes femmes nues se tortillent en tous sens avant de faire une action somme toute simplissime et qui ne prend que quelques secondes : se changer. Enfin, last but not least, la musiquette signée Guy Bonnet met nos nerfs à rude épreuve car elle s’infiltre en nous et ne nous lâche plus, au point qu’on la chantonne encore une fois la galette retirée du lecteur de Blu-ray — ou d’UHD.
Tout cela fait bien évidemment partie des moments incontournables d’un film érotique. Alors, qu’est-ce qui fait que l’on s’accroche à ces Week-ends, que l’on suit leur déroulement très facilement ? Parce que Lemoine sait y faire, qui soudain nous bascule dans un autre registre, telle séquence faisant preuve d’un romantisme échevelé, telle autre étant digne de l’ambiance horrifique des grands films italiens des années soixante, avec chambre de torture aux instruments assez étonnants. Et que dire de ces lignes de dialogue improbables dans un tel film ? « Vous êtes amoureuse ? » demande le comte à une autostoppeuse (Stéphane Lorry). « Oui, l’espace d’un chagrin. » Ou encore, alors que la secrétaire blonde (Martine Azencot) se dandine allègrement devant un grand miroir : « Ce n’est pas dans un miroir que tu te reflètes mais dans mon regard. » Et cette sentence énoncée par Howard Vernon : « L’amour d’une morte ne peut rien contre l’obstination d’un vivant. »
Alors oui, vraiment, le cinéma est un art loin d’être un et indivisible. Et quand on l’apprécie, on apprécie aussi forcément des plongées dans des univers différents, sur d’autres planètes, parfois des îlots, où l’air est moins vicié. Moins normatif.
Jean-Charles Lemeunier
Les week-ends maléfiques du comte Zaroff
Année : 1974
Origine : France
Réal et scén. : Michel Lemoine
Photo : Philippe Théaudière
Musique : Guy Bonnet
Montage : Bob Wade
Durée : 85 min
Avec Michel Lemoine, nathalie Zeiger, Howard Vernon, Joëlle Cœur, Martine Azencot, Robert Icart…
Sorti en Blu-ray/UHD par Le Chat qui fume en septembre 2020.