Après le coffret Suspense au féminin qui rassemblait cinq films de Claude Chabrol, Carlotta récidive et propose trois autres œuvres du cinéaste dans lesquelles une femme tient le rôle principal : Une affaire de femmes (1988), Madame Bovary (1991) et Betty (1992). Trois sommets de l’art chabrolien que l’on retrouvera avec plaisir en DVD/Blu-ray, dans de nouvelles restaurations 4K. Avec, dans les deux premiers, Isabelle Huppert et, dans le dernier, Marie Trintignant (tout aussi excellente dans Une affaire de femmes).
C’est là une intelligence qu’on ne peut reprocher à Claude Chabrol : savoir choisir ses interprètes et donner ainsi au film des directions différentes. Les héroïnes des trois films sont finalement assez semblables. La première pratique des avortements clandestins dans la France de Pétain. La deuxième a épousé un médecin de campagne pour quitter la ferme paternelle et trompe son ennui dans l’adultère et les dépenses échevelées. La troisième ne se sent pas digne de la famille bourgeoise de son mari et se délivre de son mal-être par l’alcool et l’adultère. Les trois personnages sont proches dans le sens où elles cherchent à suivre une voie qui n’est pas celle que leur a tracée la société.

Isabelle Huppert apporte aux deux premières sa candeur (elle a d’ailleurs obtenu un prix d’interprétation à Venise pour Une affaire de femmes). On pourra plaindre le pauvre Charles Bovary (Jean-François Balmer) dans Madame Bovary mais sa femme Emma est tellement moderne et lui tellement vieillot qu’on comprend les rebuffades. De même qu’on comprend Marie dans Une affaire de femmes. Les difficultés de l’occupation, le retour de la guerre d’un mari qu’elle n’aime pas, le besoin d’argent dans une époque troublée nous font tout à la fois la plaindre et la trouver, comme Emma, dure envers ceux qui l’aiment. « Il y a du bovarysme, déjà, dans cette Marie jouée par Huppert comme une femme en fuite », écrivait Frédéric Strauss dans Télérama. Isabelle Huppert confère à ces deux femmes comme une obstination de petite fille. Elle veut s’en sortir quels que soient les moyens utilisés… et elle les utilisera.

Chabrol aurait pu confier le rôle de Betty à son interprète de prédilection. En lui préférant Marie Trintignant, il entraîne le personnage vers le désespoir et la noirceur. Et la névrose, que l’actrice a déjà jouée si finement dans d’autres films.

Les critiques ont beaucoup décortiqué les rapports qu’entretenait Claude Chabrol avec la bourgeoisie en particulier et la société en général. La fin d’Une affaire de femmes, qui condamne clairement la peine de mort et l’hypocrisie du tribunal, juges et militaires confondus, ajoute un élément supplémentaire, l’athéisme que Chabrol a toujours revendiqué, avec la prière déclamée par Isabelle Huppert. Dans Madame Bovary, l’athéisme déclaré du pharmacien Homais (Jean Yanne) se double, à la fin, par celui de Charles Bovary : « J’exècre votre dieu », lance-t-il au curé. Chez Chabrol, athéisme et anarchisme pourraient faire bon ménage. Surtout quand, au détour d’un dialogue d’Une affaire de femmes, on entend : « C’est facile de ne pas faire de saloperies quand t’es riche ! »

Son propos est toujours politique. Et la politique va parfois, chez lui, se nicher ailleurs qu’au premier plan. C’est encore une question de mise en scène et l’on sait que chez ce cinéaste de la Nouvelle Vague, grand admirateur de Hitchcock, cette dernière est primordiale. « On met en scène, déclarait Chabrol à François-Guillaume Lorrain (Le Point), quand on veut faire exprimer à l’image des choses qui ne sont pas dans le texte. » Ainsi, dans Une affaire de femmes, Chabrol place en arrière-plan tout ce qui est le fondement de l’époque : la déportation des juifs, les discours de Pétain à la radio, les uniformes nazis ou les affiches vantant la Légion des volontaires français contre le bolchévisme.

On retrouve chez Emma Bovary et la Marie d’Une affaire de femmes la même détermination à vivre une vie qui ne dépend pas des autres. « Je ne veux plus faire la boniche », clame Marie.
Contrairement à Flaubert, Chabrol n’affirme pas qu’il est Madame Bovary. Il préfère placer dans le montage de son film les raisons de la sourde révolte qui agite Emma. Charles Bovary a remarqué Emma mais n’ose se prononcer. Le père d’Emma, qui a tout compris, rassure son futur gendre. Lui-même est d’accord pour marier sa fille mais il faut néanmoins lui demander son avis. « Je vais aller lui parler », informe-t-il Charles. Si la fenêtre s’ouvre, ce sera oui. Chabrol filme l’attente du prétendant dans les champs, guettant la fenêtre. Celle-ci s’ouvre et, le plan suivant, le mariage est déjà fait, sans doute à l’église, ce que ne montre pas Chabrol. Il préfère filmer le repas de noces et l’étape suivante, celle de la chambre nuptiale, comme un suspense. Tout est dit dans ce montage serré, sur le destin des femmes à cette époque. « Pourquoi mon dieu me suis-je mariée ? », se plaindra plus tard Emma.
L’élégance de la mise en scène de Chabrol est encore à l’œuvre dans la séquence du bal de Madame Bovary. Les mouvements d’appareil isolent le couple que forme Emma avec un danseur (qui n’est pas son époux) avant que la caméra ne s’élève pour saisir l’ensemble. Après cette scène qu’elle appelle « le plus beau jour de [s]a vie » et le retour à la vie sans paillettes, Chabrol va s’intéresser à l’ennui qui saisit Emma dans sa vie quotidienne. La voix-off (c’est celle de François Périer) annonce : « Au fond de son âme, elle attendait un événement. »

Enfin, on signalera la présence, dans Madame Bovary et Une affaire de femmes, de François Maistre. Chaque fois dans de petits rôles qui durent le temps d’une scène, l’acteur impose sa voix et son phrasé inimitables et montre, s’il en était besoin, le soin apporté par le cinéaste à ses castings. Dans Une affaire, ce sera aussi le cas de Marie Trintignant. En prostituée désabusée, elle aborde Isabelle Huppert : « C’est jour avec, t’as pas soif ? » Puis, une fois attablée : « Quoi donc tu fais, mon petit ange ? T’accouches ? » Outre le jeu de mots sur les activités réelles du personnage d’Isabelle Huppert, Marie Trintignant est irremplaçable dans le rôle avec sa façon précise et, là encore, bien à elle et fort à propos, de placer ses lignes de dialogue, de leur donner toute l’ironie voulue.

L’ironie est encore dans les propos de Marie Trintignant lorsqu’elle joue Betty, ce personnage né dans l’imagination de Georges Simenon. « Un film presque sans intrigue » avance Joël Magny dans un des suppléments du disque. Mais un film qui magnifie son héroïne qui est, ajoute le critique, « au fond du trou ». Le Trou est d’ailleurs le nom du restaurant où Pierre Vernier, rencontré dans la rue, amène Marie Trintignant.

Betty raconte tout à la fois le destin d’une femme pas à sa place dans des conventions sociales qui l’étouffent et celui d’une bourgeoise (Stéphane Audran) qui se prend d’amitié pour elle. Toutes les deux noient dans l’alcool leur malaise, en écoutant Je voulais te dire que je t’attends. Et tant pis si, comme le chante Michel Jonasz, elles perdent leur temps. Elles attendent, elles attendent, sans se décourager pourtant. « Comme quelqu’un qui n’a plus personne s’endort près de son téléphone et sourit quand on le réveille… mais ce n’était que le soleil. »
Les paroles de la chanson enrichissent la trame du film et le propos de Simenon, relayé par Chabrol, n’est pas tendre avec le genre humain. De même que les poissons morts, dans l’aquarium sur lequel la caméra s’attarde régulièrement, sont ôtés à l’épuisette, de même les humains passent et disparaissent sans plus laisser de trace. Et souvent, comme cela se déroule avec les parasites, les uns succombent pour que d’autres survivent.

Mais ni Simenon ni Chabrol ne condamnent leurs héroïnes. Les gens n’agissent ni par bonté ni par méchanceté, comme le voudraient les morales religieuses, mais parce qu’ils ont vécu des événements qui les ont traumatisés et qu’ils ont enfouis au fond de leur inconscient.
Dans les trois films, les femmes sont donc au centre du mouvement qui les amène dans une direction opposée à la norme. Une direction qui n’est pas approuvée par les sacro-saintes règles de la société. Et qui les envoie vers la liberté d’agir, dussent-elles perdre jusqu’à la vie.
Jean-Charles Lemeunier
« Une affaire de femmes », « Madame Bovary » et « Betty » de Claude Chabrol : sorties en DVD/Blu-ray en nouvelle restauration 4K par Carlotta Films le 22 septembre 2021.