
Le scénario d’El perro (1977, Les crocs du diable), l’étonnant film que Carlotta sort en Blu-ray et DVD, pourrait tenir en une seule ligne : un évadé du bagne est poursuivi par un chien. Sauf que son réalisateur, l’Espagnol Antonio Isasi-Isasmendi, est beaucoup plus malin que cela et nous offre une œuvre construite et aboutie, aux mille tenants et aboutissants, aux échappées furieuses et aux images stupéfiantes. Une œuvre difficile à voir jusqu’à présent et qui devient enfin accessible.
Notons d’emblée la dimension politique du propos. Deux ans après la mort de Franco, Isasi place son histoire dans un pays d’Amérique latine — le nom ne sera jamais révélé — qui subit une dictature militaire dirigée par un homme qu’on surnomme, suivant ses idées politiques, « Le Bienfaiteur » ou « Le chien ». Autant dire, en v.o., « El Perro », titre original du film.

Tout commence donc ainsi. Dans un bagne où sont emprisonnés des rebelles, un mathématicien s’échappe, poursuivi par un terrible chasseur (Francisco Casares) et son clébard insatiable.
Les crocs du diable se scinde en deux parties. La première conte l’évasion spectaculaire et la poursuite du fugitif dans la campagne. La seconde change totalement de décor et plante la caméra dans une ville moderne. Isasi manie la parabole comme personne et son chien — excellent interprète au demeurant — prend les proportions symboliques de toute dictature qui ne lâche jamais sa proie.

Côté interprétation, le cinéaste confie le premier rôle à Jason Miller, un acteur américain repéré quelques années plus tôt dans L’exorciste, où il incarnait le père Karas. On croise également Lea Massari et quelques trognes appréciables du ciné espagnol, dont Aldo Sambrell, Manuel de Blas et le cinéaste Juan Antonio Bardem. Le tonton de Javier Bardem symbolise à lui tout seul la résistance au franquisme et sa présence ici n’est pas innocente. Enfin, on signalera, dans le rôle d’une rebelle, Marisa Paredes, qui était la compagne d’Antonio Isasi avant de devenir l’une des muses de la Movida et de Pedro Almodovar.

Il faut insister là-dessus : les images et la mise en scène prouvent le grand talent d’Isasi : des plans étonnants, parfois gonflés pour l’époque (comme la nudité de l’acteur principal), un montage serré, une caméra à la fois subjective et neutre et cette magnifique séquence, déjà mentionnée, de l’évasion de Jason Miller. La beauté du lieu est tout aussi grandiose que la réalisation est minutieuse.
Les bonus nous offrent deux conversations éclairantes sur la carrière d’Antonio Isasi-Isasmendi, d’abord entre les critiques François Cognard, Mélanie Boissonneau et Christophe Lemaire, puis entre le cinéaste Fabrice du Welz et le scénariste et historien du cinéma Fathi Beddiar. Quand vous sortez de là, vous vous jetez sur votre ordinateur à la recherche de tous ces films dont ils ont parlés et dont ils vous ont donné l’envie : Scaramouche (1963), Les hommes de Las Vegas (1968) ou Meurtres au soleil (1972), lequel n’a rien à voir avec l’aventure bien connue d’Hercule Poirot. Inutile de chercher, ils n’existent pas chez nous en DVD. Et l’on se dit que la vie d’un cinéphile est ainsi faite, d’attente et d’espoir. Parfois heureusement concrétisés, comme ici.
Jean-Charles Lemeunier
Les crocs du diable
Année :1977
Titre original : El perro
Origine : espagne
Réal. : Antonio Isasi
Scén. : Juan Antonio Porto, Antonio Isasi d’après Alberto Vazquez Figueroa
Photo : Juan Gelpi
Musique : Anton Garcia Abril
Montage : Carmen Frias
Durée : 115 min
Avec Jason Miller, Lea Massari, Marisa Paredes, Aldo Sambrell, Juan Antonio Bardem, Francisco Casares, Manuel de Blas…
Sortie par Carlotta Films en DVD et Blu-ray le 17 mai 2022.