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Artus Films : Très chair Jess Franco

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Romina Power dans « Justine »

C’est une évidence, il y a érotisme et érotisme et la vision habituelle de tels films, qu’ils soient softs ou pornographiques, renvoie au sketch de Pierre Palmade sur le sujet : on peut évidemment se gausser du scénario et du jeu des acteurs. Il y a donc érotisme et érotisme et le genre compte deux-trois auteurs à son actif. Sans parler des sommets que représentent Nagisa Oshima et quelques autres dans leur volonté de se rallier à cette catégorie, le temps d’un film — citons Patrice Chéreau, Gaspar Noé et Michael Winterbottom —, on peut citer parmi les auteurs reconnus l’Italien Tinto Brass et l’Espagnol Jesus Franco, à la carrière beaucoup plus internationale.

Artus Films s’est déjà intéressé au monsieur et nous a fait profiter de plus d’une dizaine de ses films. Voici qu’arrivent trois nouvelles salves avec, dans un premier temps (depuis le 1er février), les sorties de Shining Sex (1976) et Deux espionnes avec un petit slip à fleurs (1980), suivies, le 3 mai, par Les nuits brûlantes de Linda (1975) et, le 17 mai, par 99 femmes (1968), Justine ou les infortunes de la vertu (1968) et Le trône de feu (1969).

Ces trois derniers étant par ailleurs déjà disponibles chez d’autres éditeurs. Mais, car il y a un mais, les versions proposées ici sont plus longues. Qu’on en juge : 99 femmes faisait 83 minutes chez TVD contre 89 chez Artus ; Justine 119 minutes chez Eurociné contre 123 chez Artus ; enfin, Le trône de feu durait 103 minutes chez Flower Holdings (sous le titre The Bloody Judge) et ne fait que 102 minutes chez Artus, avec, en bonus, une scène coupée.

Toujours à propos de ces trois films, on peut dire qu’ils appartiennent à une époque faste pour le cinéaste, au cours de laquelle il bénéficia de moyens importants sous la bannière du producteur Harry Alan Towers. Lequel participait également aux scénarios sous le nom de Peter Welbeck.

Le trône de feu est un rutilant film à costumes se déroulant au XVIIe siècle, lors de la prise du pouvoir de Guillaume d’Orange en Angleterre, chassant Jacques II. Christopher Lee incarne superbement un méchant juge à la condamnation facile. De facture encore assez classique avec quelques pointes d’érotisme, ce sujet montre néanmoins la fascination de Franco à montrer des femmes torturées — ici accusées de sorcellerie et mise à mal par Howard Vernon. Sévices que l’on retrouve dans Justine, à l’esthétisme et au discours subversif indéniables. Une autre de ses obsessions réside dans les rapports des femmes entre elles. On verra ainsi, dans Le trône, deux jolies scènes : l’une au cours de laquelle Maria Rohm, emprisonnée, lèche les blessures sur le corps nu d’une autre détenue. L’autre est un bain que donne Diana Lorys à cette même Maria Rohm.

Christopher Lee dans « Le trône de feu »

Six films, donc, qui sont autant de sujets différents, tournés à des époques différentes, et qui tous magnifient le corps féminin. Quand il aborde franchement l’érotisme, Franco va accentuer quelques manières de filmer, abuser parfois des coups de zoom, approcher les corps au plus près, jusqu’au flou. Jusqu’à l’abstraction.

Le cinéaste n’est pas un pornographe au sens premier du terme et il est intéressant pour cela de visionner les suppléments des Nuits brûlantes de Linda. La plupart de ses films ont été charcutés et sont différents selon le pays où ils sont sortis. Quelques-uns, dont ce Linda, comportent des inserts hard tournés par Franco lui-même. Ces séquences portent toujours sa marque : lors d’une étreinte, la caméra s’approche tellement des corps qu’on a du mal à distinguer ce que l’on voit exactement. Le critique Stéphane du Mesnildot, auteur de Jess Franco : énergies du fantasme, se demande à juste titre quelles devaient être les réactions des clients de cinémas pornos lorsqu’ils tombaient sur un Jess Franco. Et de regretter qu’on n’ait jamais filmé leurs commentaires en sortant de la salle.

Lina Romay dans « Shining Sex »

Du Mesnildot explique encore, pour mieux comprendre Franco, que son cinéma est un constant hommage à sa muse, l’actrice Lina Romay. Il l’a filmée sous toutes les coutures (elle est un rien exhibitionniste) jusqu’à un âge avancé, comme si son corps était ce qu’il y avait de plus important à montrer.

Ce corps est, dans Shining Sex, intitulé aussi La fille au sexe brillant, un atout majeur. Franco ne cesse d’y revenir, surtout sur le sexe épilé de l’actrice qui, suite à une rencontre avec un couple étrange (Évelyne Scott et Raymond Hardy), se met à briller. Ces gens d’une autre dimension rendent palpable l’une des principales obsessions du cinéaste, à savoir que le sexe est très souvent lié à la mort. Combien de tourments sexuels a-t-il filmés, de tortures — c’est le cas dans Deux espionnes —, combien de morts réelles suite à « la petite mort » ? Shining Sex et Les nuits brûlantes de Linda en sont un parfait exemple. On pourrait tout aussi bien citer le début de Journal intime d’une nymphomane. Combien aussi de masturbations malheureuses montrant un monde d’inexorable frustration sexuelle ? On s’en rend bien compte dans Linda. Souvent, la fameuse scène primitive (ou originaire) dont parle Freud, celle où l’enfant assiste aux ébats parentaux, se transforme chez lui en sexualité et mise à mort.

Esthète, Jess Franco ne fait pas que filmer les corps et les étreintes, de préférence saphiques. Il laisse parfois errer sa caméra : dans Linda, elle suit ainsi Alice Arno marchant dans Paris ou, un peu plus tard, une fois qu’elle s’est installée dans son boulot de gouvernante en Grèce, Franco filme, au cours d’une conversation nocturne entre Alice Arno et Lina Romay, les volutes des fumées de leurs cigarettes. Et que dire de ces différents reflets saisis dans les lunettes de soleil de Raymond Hardy dans Shining Sex ? La jouissance de Lina Romay dans un verre et le regard froid d’Évelyne Scott dans l’autre.

Le parc Güell à Barcelone, un des décors de « Justine »

Franco aime aussi beaucoup les décors étonnants : le parc Güell et les églises et palais de Barcelone dans Justine, le château portugais de Sintra dans La malédiction de Frankenstein (1972), les pyramides de La Grande-Motte dans plusieurs films dont Shining Sex — ainsi que la Camargue —, la Grèce dans Les nuits brûlantes de Linda, bien d’autres encore qui attirent l’œil et rendent si étranges les histoires que le vieux maître espagnol nous raconte.

On peut parfois penser que, question scénario, Franco ne se foule pas toujours. Surtout à partir d’une époque où il se met à enchaîner les sujets. Rappelons-nous combien ces films ont été censurés et remontés par les distributeurs. Dans la bible qu’il a consacrée au cinéaste et publiée chez Artus (Jess Franco ou les prospérités du bis), Alain Petit raconte, à propos de Deux espionnes : « Encore un film à l’intrigue extrêmement compliquée qui, pour être bien compris, demande à être vu dans ses deux versions différentes, la française et l’espagnole (…) Il ne semble pas s’agir d’un film réalisé en deux versions plus ou moins habillées mais bel et bien d’un seul et unique film, avoisinant à l’origine une durée de deux heures, et dont on aurait fait sauter une bonne demi-heure dans chaque pays. Une seule heure de métrage est donc commune à chaque version, pour une demi-heure inédite de part et d’autre des Pyrénées. » La version proposée par Artus est donc la française, avec pas mal d’incohérences et des doublages vocaux assez hallucinants tellement ils paraissent faux.

Il faut encore parler des acteurs. Si ceux des Deux espionnes ne sont pas terribles (y compris Lina Romay), il faut en revanche en citer d’autres, et non des moindres : Maria Schell, Mercedes McCambridge et Herbert Lom dans 99 femmes, Christopher Lee et Maria Schell dans Le trône de feu, Klaus Kinski, Jack Palance Romina Power et Mercedes McCambridge dans Justine, sans oublier dans ce dernier film Howard Vernon, fidèle compagnon de route du cinéaste.

Stéphane Du Mesnildot insiste encore sur la persistance chez Franco de thèmes et de noms. Ainsi, dans Shining Sex, le cinéaste joue-t-il un certain Dr Seward. Précisons pour commencer qu’on retrouve ce patronyme dans le Dracula de Bram Stoker et qu’il va être ainsi décliné dans pas mal de ses adaptations cinématographiques. Chez Franco, le docteur apparaît dans au moins six films. Radek (l’un des noms de Paul Muller dans Linda, puisqu’il est aussi appelé Steiner) est aussi beaucoup usité par Franco. Alain Petit dénombre pas moins de 13 Radek (sans mentionner Linda) et six Steiner. Et n’oublions pas que ce même Paul Muller incarnait dans Eugénie (1973) un père incestueux du nom de Radek.

Paul Muller dans « Les nuits brûlantes de Linda »

L’œuvre de Franco est immense, contenant de l’excellent, du visible, du passable et du grand n’importe quoi. Avec toujours ce je ne sais quoi qui, tôt ou tard, retient l’attention. Que dire, par exemple, de cet échange tiré des Deux espionnes ? « Il y a bien des gens de par le monde qui ne sont pas des pourris ! » décrète un sénateur. « Il y en a beaucoup, répond le consul, mais ils n’ont pas le pouvoir ! » Tout Franco est là : au détour d’un film mineur, il est capable de nous balancer cela.

Voir ses films pourrait dériver d’une immense tombola dans laquelle on n’est jamais sûr du lot. Quoi qu’il en soit, même dans ses pires navets (et oui, il y en a tout de même), libre à nous de retenir un plan, une idée, ne serait-ce qu’une retenue de sa caméra sur un paysage qui montre que l’homme, qui fut également l’assistant d’Orson Welles, reste inclassable. Et mérite qu’on s’intéresse un tant soit peu à sa filmographie.

Jean-Charles Lemeunier

« Shining Sex » et « Deux espionnes avec un petit slip à fleurs » (sortie en DVD/Blu-ray le 1er février 2022), « Les nuits brûlantes de Linda » (sortie en DVD/Blu-ray le 3 mai 2022), « 99 femmes », « Justine ou les infortunes de la vertu » et « Le trône de feu » (sortie en DVD/Blu-ray le 17 mai 2022) par Artus Films.


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