
Quelle étonnante découverte que ce Qui veut tuer Jessie ? de Václav Vorlíček ! Dans ce film tchécoslovaque — le pays n’est pas encore scindé en deux — de 1966, que sort Malavida en DVD Collector, on se rend compte de l’importance que revêt à l’époque la bande dessinée, considérée depuis peu comme un art, le neuvième du nom. On sait qu’à la même époque, de l’autre côté du Rideau de fer, la bédé et les références pop commencent à titiller fortement l’esprit des cinéastes : citons Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? (1966) de William Klein, Modesty Blaise (1966) de Joseph Losey, Jeu de massacre (1967) d’Alain Jessua, Barbarella (1968) de Roger Vadim, etc. De même, la chanson de Serge Gainsbourg Comic Strip date de 1967.

Que se passe-t-il alors avec ce Kdo chce zabít Jessii ?, traduit en français par Qui veut tuer Jessie ? Václav Vorlíček nous prend par la main et nous amène dans son comic strip, où les personnages font des wip, des clip, crap, des bang et des vlop et des zip, shebam, pow, blop, wizz. Ça vous rappelle quelque chose ?
Après un générique dessiné, comme cela est devenu à la mode depuis La panthère rose (1963) de Blake Edwards, Vorlíček nous plonge dans un monde complètement fantaisiste, marqué malgré tout par l’imagerie soviétique : nous avons là une scientifique qui étudie les rêves d’une vache pour augmenter sa productivité en lui évitant les cauchemars. Et son mari qui, pour sa part, cherche à inventer des gants tout puissants capables de soulever de très lourds objets. Productivisme, quand tu nous tiens !

Comme la vache, le mari est aussi un rêveur, avec des songes peuplés de personnages de bandes dessinées qui s’expriment au moyen de bulles inscrites à l’écran. L’héroïne de ces strips nocturnes (Olga Schoberova qui, peu après, fera carrière à l’Ouest sous le nom d’Olinka Berova) ressemble à Wonder Woman et l’un de ses adversaires à Superman.

Comme, grâce à la substance injectée par la scientifique, les rêves peuvent se concrétiser, voici nos héros de bédé débarquant dans le monde réel, accompagnés de gags surréalistes (comme les phylactères qui se matérialisent et restent suspendus dans l’air). Au début, Vorlíček nous ramène à la réalité et lorsque son héros défait les liens de la jolie Olga avec la bouche, le plan suivant nous le montre mordant son oreiller.
Mais voilà que le film est pris de folie et que la réalité, si prenante dans le bloc de l’Est, s’évapore et laisse place aux rêves. Et la scientifique revêche aura beau injecter du KR6, le produit qu’elle a inventé, au scénario, rien n’y fera et les fantasmes prendront corps.

Tout cela est bien loufoque et l’on se dit que le réalisme à la soviétique — puisqu’il est aussi question ici, ne l’oublions pas, de science au service de la productivité et d’usine — pouvait parfois voir surgir en son sein un absurde du meilleur aloi. On assiste même à quelques gags que l’on aurait pu croire écartés par le régime. La scientifique se frotte contre son mari en lui susurrant « C’est jeudi ». Mais l’autre se retourne dans le lit. Quand elle mettra la main sur le pseudo-Superman, la scientifique recommence : « C’est jeudi ». Et l’on se doute de ce qui va se passer.
L’air de rien, puisque le rêve a toutes les chances de se transformer en réalité, le pauvre bougre qui cherchait la formule de gants magiques et la scientifique qui voulait plus que tout son prix Nobel grâce à sa découverte se retrouvent tous deux plongés dans quelque chose de plus magique encore et de — cela est dit clairement — carrément sexuel : partager leur lit et leur vie avec une Wonder Woman et un Superman. Plus besoin de piqûre pour que les rêves se concrétisent.
Mis à part l’amusement suscité par des situations inattendues, Qui veut tuer Jessie ? propose également une vision désabusée du couple. Car, même avec une héroïne de bande dessinée, la vie peut sombrer dans le quotidien le plus effroyable. Mais du moment que l’on a nourri le chien…
Jean-Charles Lemeunier
Qui veut tuer Jessie ?
Année : 1966
Titre original : Kdo chce zabít Jessii ?
Origine : Tchécoslovaquie
Réal. : Václav Vorlíček
Scén. : Miloš Macourek, Václav Vorlíček
Photo : Jan Nemecek
Musique : Svatopluk Havelka
Montage : Jan Chaloupek, Jaromír Janáček
Durée : 80 min
Avec Dana Medřická, Jiří Sovák, Olga Schoberová , Juraj Višný…
Sortie en DVD collector par Malavida le 4 mai 2022.