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« Cannibal Man » d’Eloy de la Iglesia : Tristesse de l’assassin

Dès les premiers plans de La semana del asesino (1972), bizarrement rebaptisé en français Cannibal Man, on se dit qu’Artus Films a eu une idée géniale de sortir cet inédit en combo DVD/Blu-ray accompagné d’un livret de David Didelot. Le décor lui-même, un terrain vague sur lequel des enfants jouent au foot, bordé d’un côté par de grands immeubles et de l’autre par une petite maison isolée, nous met immédiatement la puce à l’oreille. À ce lieu insolite va correspondre un sujet qui l’est tout autant.

Le réalisateur, Eloy de la Iglesia (1944-2006), est malheureusement inconnu du grand public français et c’est bien dommage. Car son originalité est indéniable. Bien qu’annonçant clairement la couleur, puisqu’il s’agit de la semaine d’un assassin et que chaque jour sera illustré par un meurtre, le film pourrait être la chronique d’un serial killer ordinaire, à l’image de celles que le cinéma américain nous a présentées régulièrement.

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Mais il n’en est rien. D’abord parce que le héros, Marcos (Vicente Parra), n’est pas un tueur ordinaire. Bien au contraire, il subit une succession de malchances et de maladresses et s’enferme de plus en plus dans le désarroi, ne sachant comment se sortir de cette spirale.

Tout l’art d’Eloy de la Iglesia est dans les détails. Il présente d’abord cet abattoir dans lequel travaille Marcos, où le sang est son quotidien. Pas plus qu’il éloigne sa caméra lorsqu’un bœuf est abattu, il ne nous épargne les séquences gore. Mais le malaise qu’elles créent sont à l’image du malaise ressenti par le héros. Malaise également accentué par les bruits du quotidien que le cinéaste pousse à leur maximum. Que ce soit avec le réveil ou les mouches, les sons deviennent perturbants. Jusqu’au parfum qui, en ces temps caniculaires, se dégagent des corps accumulés et que le cinéaste nous fait sentir subjectivement. De la Iglesia s’amuse aussi avec sa caméra : qu’un découpage se déroule derrière une porte, il s’en approche par trois coups de zoom et ne nous donne à entendre que le bruit.

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C’est une évidence, l’ironie n’est jamais loin. Tout d’abord avec cette nouvelle machine à découper la viande que l’usine a achetée et dont Marcos est devenu le responsable. Vu le sujet du film, on se doute de sa future utilisation.

Et puis, il y a encore ce curieux voisin, Nestor (Eusebio Poncela), curieux aux deux sens du terme. On ne sait pas qui il est exactement, riche (vu son appartement), oisif, et passant son temps à observer son voisin avec des jumelles. Le sous-texte homosexuel est flagrant, surtout dans l’étrange séquence de la piscine.

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Et, enfin, il faut prendre en compte l’aspect politique du film. Tous les commentateurs qui apparaissent dans les bonus (le cinéaste Gaspar Noé, fan absolu, et le critique Emmanuel Le Gagne) le soulignent : le sujet est politique. Non seulement Marcos est un prolo qui attend son expulsion prochaine, mais il tue tous ceux qui se mettent sur sa route parce qu’ils sont raisonnables et appliquent, finalement, les bons préceptes franquistes : ceux qui lui conseillent de se rendre à la police, celui qui ne supporte pas qu’une jeune fille célibataire couche avec son petit copain, celui qui a horreur que des jeunes s’embrassent dans son taxi, celle qui ne s’intéresse qu’aux cadeaux et aux richesses, etc.

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« Le début, remarque Emmanuel Le Gagne, est un concentré hallucinant du cinéma d’Eloy de la Iglesia : la sexualité frustrée, le voyeurisme, l’homosexualité, les rapports de classes… » Quant à Gaspar Noé, lorsqu’il évoque « ce grand réalisateur injustement méconnu partout sur la planète », c’est pour le comparer à « un Fassbinder espagnol ».

Dans la notule qu’il consacre au cinéaste dans le Diccionario del cine espanõl (Alianza Editorial), Jesus Angulo écrit : « Eloy de la Iglesia a sans aucun doute créé avec une poignée de mélodrames de style direct, de manières brusques, de discours souligné et une esthétique consciemment laide, l’une des œuvres les plus personnelles et provocatrices du cinéma espagnol des années soixante et soixante-dix. »

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Ce qu’il y a d’étonnant encore avec ce Cannibal Man, c’est la distance à laquelle se situe Eloy de la Iglesia par rapport à son sujet. Il peut filmer froidement le quotidien et les meurtres et soudain, au détour d’un dialogue, nous dire que ce que l’on voit n’est pas possible : « Il n’y a, décrète Marcos, que dans les films où l’on meurt aussi rapidement. » Et cela tombe bien puisque nous sommes effectivement dans un film !

Redisons-le : cette Semana del asesino ne ressemble à rien de connu. Jamais on a vu d’assassin aussi triste, aussi désemparé. Une découverte à ne pas rater.

Jean-Charles Lemeunier

Cannibal Man
Année : 1972
Titre original : La semana del asesino
Origine : Espagne
Réal., scén. : Eloy de la Iglesia
Photo : Raul Artigot
Musique : Fernando Garcia Morcillo
Montage : José Luis Matesanz
Durée : 108 min
Avec Vicente Parra, Emma Cohen, Eusebio Poncela, Charly Bravo, Fernando Sanchez Polack…

Sortie en combo DVD/Blu-ray + livret par Artus Films le 19 avril 2022.


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