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Peter Bogdanovich chez Carlotta : Un cinéaste passionné… et passionnant

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Disparu en janvier 2022, le cinéaste Peter Bogdanovich revient à l’honneur chez Carlotta. L’éditeur lui avait déjà consacré plusieurs Blu-rays et livres (The Last Picture Show, Saint Jack, Le cinéma comme élégie, La mise à mort de la licorne). Le voilà qui remet le couvert (et quel couvert !) avec trois nouveaux films disponibles en DVD et Blu-rays : Daisy Miller (1974), Texasville (1990), suite de The Last Picture Show tournée vingt ans après, et The Great Buster : A Celebration (2018).

La vision de ces trois films permet de poser quelques nouveaux jalons sur le parcours non rectiligne de Bogdanovich. Démarrant dans l’écurie Corman, où il fallait tourner le plus vite possible et à moindre frais, ce qui somme toute est une très bonne école d’où sortirent quantité de futures légendes hollywoodiennes, le petit Peter se fait les dents avec un polar bien troussé. La cible met en scène un vieil acteur de films d’horreur (Boris Karloff quasiment dans son propre rôle) et un tueur en série. Puis, après un voyage sur une planète de femmes préhistoriques (un titre qui laisse rêveur), Bogdanovich en arrive à l’essentiel de sa passion : rencontrer les grands cinéastes et les interroger. Et, le cas échéant, les filmer. Ce qu’il parvient à faire avec le redoutable John Ford dont ceux qui ont vu le formidable Cinéastes de notre temps qui lui était consacré se souviennent du mal qu’avaient les journalistes à lui tirer quelques mots.

Bogdanovich a toujours ainsi mêlé sa propre carrière d’auteur et sa passion pour Ford, Hawks ou Welles. Dans The Last Picture Show (La dernière séance), il n’hésite pas à embaucher Ben Johnson, acteur fordien par excellence. En 1974, quand il s’attaque à Daisy Miller, une histoire tirée de Henry James, la mode n’est plus aux films à costumes. Dans le bonus du film, Jean-Baptiste Thoret explique bien que Daisy Miller a pu naître grâce à l’association de trois cinéastes, Francis Ford Coppola, William Friedkin et Peter Bogdanovich et à leur éphémère société nouvellement créée, en association avec la Paramount : The Directors Company. Chacun pouvait apporter son propre projet sans droit de regard des autres. Coppola put tourner Conversation secrète (1974) et Bogdanovich La barbe à papa (1973) et Daisy Miller (1974).

À l’époque de la sortie de Daisy Miller, le public américain avait perdu le goût des films à costumes, friand qu’il était d’actualité politique et préférant de loin des sujets traitant de la guerre du Vietnam, du Watergate ou de la ségrégation raciale. Le sujet ne marcha donc point et c’est avec d’autant plus d’intérêt que nous regardons ce film aujourd’hui. Jouée par Cybill Shepherd, l’héroïne est une Américaine libre — et extrêmement bavarde — qui, avec sa mère et son jeune frère, parcourt l’Europe de la fin du XIXe siècle. Elle ne craint pas, par exemple, de parler au premier venu et de flirter plus ou moins avec lui, en tout bien tout honneur. C’est ce qui arrive à un Américain expatrié depuis plusieurs années en Europe (Barry Brown). Il s’éprend de Daisy mais reste trop guindé pour lui avouer son amour.

Cybill Shepherd et Barry Brown dans « Daisy Miller »

A travers cette romance contrariée, extrêmement bien filmée, Bogdanovich glisse quelques notations sur les différences de classes. D’un côté, ces bourgeois nés avec une cuillère d’argent dans la bouche qui acceptent de recevoir chez eux des parvenus, ce que sont Daisy et sa mère. De l’autre, donc, ces nouveaux riches jugés vulgaires mais qu’on accueille quand même, en tordant le nez. Et puis, les serviteurs, toutes ces silhouettes qui, le temps d’un plan, soupirent ou stoppent leurs activités (un repas par exemple) pour courir satisfaire leurs besoins.

Barry Brown et Cybill Shepherd dans « Daisy Miller »

Bogdanovich filme tout cela avec beaucoup de pudeur, telle cette séquence vue à travers un rideau, où l’on devine sans entendre ce qui se passe. Il aime également placer en gros plan des visages, ceux de la tante du jeune soupirant (Mildred Natwick, encore une actrice fordienne) ou d’un chanteur d’opéra — sans l’extraordinaire travelling qu’utilisera quelques années plus tard De Palma dans Les Incorruptibles, dans une séquence similaire.

Il existe un charme indéniable dans ce personnage de Daisy, un charme que l’on retrouve chez ceux qui peuplent Texasville. Sauf que ceux-là sont tous désabusés. Bogdanovich reprend donc ses acteurs de The Last Picture Show pour montrer les dégâts causés par la vie, quand le temps, la routine, l’ennui et les amours perdues et retrouvées gangrènent tout. Flamboyant, Jeff Bridges est au mieux de sa forme dans son interprétation d’un cowboy moderne, enrichi par le pétrole et soudain ruiné par la crise. Il faut le voir dans son jacuzzi à l’air libre s’amuser à tirer au pistolet sur le bâtiment qui lui fait face. Soudain, il tourne l’arme vers son entrejambe et annonce à sa femme qu’il va la pulvériser pour ce que ça lui sert encore. « Avec une aussi petite cible, lui répond cette dernière, tu vas casser le jacuzzi. » Laquelle n’hésite d’ailleurs pas à porter un t-shirt qui en dit long, sur lequel est inscrit : « You can’t be first but you can be next » (« Vous ne pouvez être le premier mais vous pouvez être le prochain »).

Le jacuzzi et le t-shirt : Annie Potts et Jeff Bridges dans « Texasville »

Tout est ainsi, dans Texasville. Les réparties fusent mais le sentiment est le même, partout dans la petite ville : celui d’avoir raté sa vie. Ici, chacun rouspète après son prochain, les couples se font et se défont, on se marie pour se quitter aussitôt, on s’occupe en attendant que la mort vienne. Dans cette faillite généralisée, Jeff Bridges retrouve son amour de The Last Picture Show : Cybill Shepherd.

Cybill Shepherd dans « Texasville »

Sacrément bien emballée, cette chronique des mauvais jours est un véritable régal, grâce au jeu des acteurs, tous formidables, et aux nombreuses idées farfelues qui font la balance avec le désenchantement omniprésent. Aussi à l’aise dans les scènes de comédie (Texasville en comporte beaucoup) que dans celles qui montrent le malaise et la dépression, Bogdanovich signe un film passionnant, malheureusement peu connu, et qu’il est urgent de découvrir.

Quelle tristesse de voir Keaton servir de faire-valoir à Annette Funicello

Enfin, avec The Great Buster, le cinéaste montre qu’il n’a rien oublié de sa cinéphilie. Il rend au gigantesque Buster Keaton un hommage appuyé et mérité, comportant de nombreuses archives dont beaucoup n’ont jamais été vues chez nous. Si l’on connaît bien en France les courts et longs-métrages tournés par le grand comique pendant le muet, on attache beaucoup moins d’importance à ses films parlants, comme ceux expédiés dans les années soixante sur les plages californiennes aux côtés d’Annette Funicello et Frankie Avallon, tels que Beach Blanket Bingo ou How to Stuff a Wild Bikini. Repérer Buster dans de tels nanars fait mal au ventre, mais il fallait bien que le génial acteur continue à payer ses traites et sa bibine. Pas plus que l’on a vu les publicités jouées par Keaton et dont Bogdanovich nous régale.

Une pub pour la bière

Le talent de Peter Bogdanovich est de savoir partager ses passions. Celle du cinéma est indéniable et l’on a toujours, qu’on lise ses livres ou voient les films qu’il consacre au sujet, envie de se jeter sur les films dont il parle. Celle des femmes est tout aussi indéniable.

Cybill Shepherd, qui fut sa compagne et avec qui il continua de tourner après leur séparation, fut connue grâce à The Last Picture Show, premier film de l’actrice. Et, malheureusement, également vivement critiquée à cause de Daisy Miller, que peu défendirent à l’époque. Ce qui, assure Jean-Baptiste Thoret dans l’un des suppléments, brisa la carrière de la dame. Pourtant, Cybill Shepherd convient parfaitement au rôle de l’héroïne de Henry James et peut être considérée comme une bonne actrice, avant et après ce personnage, elle qui joua également pour Scorsese (Taxi Driver) et Woody Allen (Alice). Elle retrouva le succès avec la série Clair de lune mais ses films suivants, dont Texasville, ne suivirent pas au box-office. Entre 1995 et 1998, elle produisit et interpréta la série Cybill qui mettait en scène une actrice sur le retour s’efforçant de relancer une carrière moribonde. Rôle pour lequel elle obtint le Golden Globe de la meilleure actrice. Comme quoi, une fois de plus, Peter Bogdanovich avait eu le nez fin.

Jean-Charles Lemeunier

Daisy Miller, Texasville et The Great Buster : A Celebration : trois films de Peter Bogdanovich disponibles chez Carlotta Films en DVD et Blu-rays le 21 juin 2022.


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