
Il existe plusieurs bonnes raisons de se précipiter sur Kill !, que Le Chat qui fume sort dans une belle version. La première est qu’il s’agit de l’un des deux films réalisés par l’écrivain Romain Gary, tourné en 1971 (l’autre, Les oiseaux vont mourir au Pérou, datant de 1968, étant à ce jour introuvable). Ensuite, parce qu’il n’existait jusqu’alors qu’une version DVD seulement en vf et que l’on pourrait qualifier de « tous publics ». Enfin, parce qu’un bruit courait que Gary avait tourné deux versions de son film, l’une beaucoup plus épicée que l’autre, et que celle, donc, que l’on trouvait jusqu’à présent (et, encore, difficilement) était la moins corsée des deux.
Voici donc Le Chat qui nous agrémente de la version en vo, comportant les fameuses scènes déshabillées avec, en bonus, les mêmes habillées. De quoi en rendre heureux plus d’un. Bon, ceci ayant été dit, il faut reconnaître que Gary était meilleur écrivain que cinéaste.
Qu’est-ce qui pousse Gary, prix Goncourt 1956, à abandonner le stylo — enfin, façon de parler puisqu’il signe aussi le scénario — pour s’emparer d’une caméra ? La réponse tient sans doute en un nom : Jean Seberg. Le but de Gary étant de redorer le blason de son épouse qui, au seuil des années soixante-dix, ne parvenait pas à retrouver à l’écran des rôles à la mesure de ceux qu’elle tenait dans Sainte Jeanne (1957) et Bonjour tristesse (1958) de Preminger, À bout de souffle (1960) de Godard ou Lilith (1964) de Robert Rossen.

L’écrivain s’est séparé de l’actrice en 1971, année du tournage de Kill !, et c’est sans doute le personnage incarné par James Mason dans ce film qui rend le mieux compte de l’état d’esprit dans lequel se retrouve Gary. Mason, qui porte la même barbiche que Gary, explique à Jean Seberg son changement d’attitude : sortir de la routine pour la conserver auprès de lui.

Osons cette suggestion : dans le film Ben-Hur, tourné en 1959 par William Wyler, supposons qu’au héros pur et dur à qui Charlton Heston prête sa musculature, Gary ait préféré le personnage de Messala, le méchant Romain, celui qui trahit son ami parce qu’il est jaloux et ne parvient pas à sauter sa sœur. C’est en tout cas à Stephen Boyd, incarnation du traître Messala, que Romain Gary confie le rôle-titre de Kill ! Un mot qui signifie bien sûr « tuer » mais qui est aussi le diminutif de Brad Killian, le rôle que joue Boyd. Killian, alias Kill, a un air débrayé, hirsute, arborant un torse velu et des manières douteuses. C’est pourtant lui qui séduit Jean Seberg, alors qu’elle se détache de James Mason.

Si Kill ! n’est pas un hommage, un quasi documentaire sur Jean Seberg, on peut se demander pour quelles raisons Romain Gary s’est lancé dans cette histoire de trafic de drogue qui ne semble pas l’intéresser plus que ça. Non, le personnage que sa caméra épie jalousement est bien celui joué par son ex-femme. Dans le premier plan où elle apparaît, elle porte une perruque afro — qui étonne d’ailleurs James Mason quand il la voit. « Pourquoi portes-tu cela, demande-t-il. On ne va pas à une manif ? »Allusion à peine cachée à l’engagement de l’actrice auprès des Black Panthers, dans les années soixante. De même, l’indépendance du personnage — elle précède son mari au Pakistan, où il part en mission, alors qu’il pensait qu’elle irait rejoindre ses parents dans le Connecticut — est proche de celle revendiquée par l’actrice dans sa vraie vie. Et son infidélité dans le film renvoie sans doute à la liaison qu’elle eut avec Clint Eastwood sur le tournage de La Kermesse de l’Ouest.
Joué par Boyd, le personnage de Kill se rapproche davantage des cowboys qui ont lancé la carrière d’Eastwood que de Gary lui-même. Et, dans le film, c’est lui qui s’octroie les faveurs de la belle. Certes désenchanté, Gary place pourtant dans la bouche du mari, James Mason, cette phrase pleine d’espoir : « Elle a renoncé au divorce. »

Ne soyons pas injuste non plus. L’écrivain-réalisateur pose sur le trafic de drogue un regard non dépourvu d’amertume. Il montre que la police a beau les combattre, les trafiquants sont toujours plus nombreux et s’enrichissent de plus en plus. Pour appuyer cette triste constatation, il ouvre le film sur des images de drogués, dont certains ont à peine 12 ans. Il soigne aussi sa mise en scène, secondé en cela par Rinaldo Bassi pour les scènes d’action et Rémy Julienne pour les cascades. Ainsi, on sait que l’époque est friande de courses en voitures, souvent lorsque les flics pourchassent des gangsters. Coup sur coup, les spectateurs se sont réjouis de celles de Bullitt (1968), De la part des copains (1970) et French Connection (1971). Gary filme donc lui aussi une poursuite entre une voiture et deux motards. Et peuple son film de personnages surprenants, du flic pakistanais incarné par Daniel Emilfork au mendiant sans bras qui conduit sa voiturette avec les pieds. Citons encore ces étranges séquences avec le pianiste de jazz Memphis Slim entouré d’une flopée de jolies filles à poil. Et que dire du délire psychédélique qui s’empare de James Mason lorsqu’il voit les mafieux morts sauter comme s’ils étaient sur un trampoline ? Enfin, il y a ce suspense que Gary parvient à créer quant à l’identité du grand chef du trafic de drogue.

C’est connu, les histoires d’amour finissent mal en général et l’invention d’Émile Ajar ne sauvera pas le couple — grâce à ce pseudo, Gary obtient un nouveau prix Goncourt en 1975. Jean Seberg est retrouvée morte dans sa voiture le 8 septembre 1979, victime d’une overdose. Inconsolable, Romain Gary appuie sur la gâchette d’un revolver placé dans sa bouche le 2 décembre 1980. Avec, toutefois, un mot sur lequel est écrit : « Aucun rapport avec Jean Seberg. »
Jean-Charles Lemeunier
Kill !
Année : 1971
Origine : France, Italie, Espagne, Allemagne
Scén. et réal. Romain Gary
Photo : Edmond Richard
Musique : Jacques Chaumont, Berto Pisano
Montage : Roger Dwyre
Prod. : Alexandre et Ilya Salkind
Durée : 93 min
Avec James Mason, Jean Seberg, Stephen Boyd, Curd Jürgens, Daniel Emilfork, Henri Garcin, Memphis Slim…
Sortie en Blu-ray par Le Chat qui fume le 31 décembre 2022.