Bien sûr, lorsque l’on pense au compositeur russe Piotr Ilitch Tchaïkovski, ce sont immédiatement les images de Music Lovers (1971) de Ken Russell qui nous viennent en tête. Images sublimement lumineuses ou dramatiquement sombres signées par Douglas Slocombe. On pensait que ce chef-d’œuvre réglait définitivement son compte au musicien et que l’on ne pourrait en trouver un équivalent. Avec sa Jena Tchaïkovskogo (La Femme de Tchaïkovski), voici que Kirill Serebrennikov vient nous offrir un autre chef-d’œuvre, très différent du précédent. Là où Russell ouvrait son film sur des images estivales au son du magnifique premier concerto, Serebrennikov nous plonge dans la gadoue de l’hiver russe. Certes, le cinéaste anglais ne nous épargnait pas les images de choléra et la façon d’éradiquer la maladie en plongeant le corps de la mère du compositeur dans un bain bouillant, certes les séquences de l’asile psychiatrique étaient terribles, mais Music Lovers contenait néanmoins des moments beaucoup plus radieux que cette Femme de Tchaïkovski qui se voue définitivement à la noirceur. Ce qui a d’ailleurs fortement déplu au pouvoir russe.

Interprétée magnifiquement par Aliona Mikhaïlova, Antonina « Nina » Milioukova croise Tchaïkovski (Odin Lund Biron) dans un salon mondain et tombe immédiatement amoureuse de lui. Ce qu’elle lui apprend par un courrier. Dans Music Lovers, Ken Russell met en parallèle cette lettre avec l’opéra que Tchaïkovski est en train de composer, Eugène Onéguine (d’après Pouchkine), dans lequel Tatiana écrit à Onéguine une lettre enflammée.
Tchaïkovski accepte de rencontrer Nina et de l’épouser. Il est homosexuel, ce qui est très mal vu en Russie — c’est toujours vrai — et veut reconstruire sa réputation par un mariage. Mariage blanc, bien entendu, puisqu’il s’avère incapable de toucher sa femme, d’où les belles séquences de frustration filmées par Serebrennikov avec des danseurs nus ou, plus sordides, lorsque Nina prend un amant.

Autant Russell, par l’intermédiaire de son actrice Glenda Jackson, nous montre une Nina un brin secouée, autant le Russe la décrit comme une femme digne, amoureuse, tenace jusqu’à précipiter son propre malheur, sa propre déchéance. De la même façon, incarné par Richard Chamberlain, le Tchaïkovski de Music Lovers est jeune, fougueux, sympathique, rendant femmes et hommes amoureux de lui, tout en ayant du mal à cacher les facettes sombres de sa personnalité. Au contraire, chez Serebrennikov, le musicien est plus dur, cruel, cynique.
Cette cruauté s’affiche dans la scène du mariage. Tandis qu’en robe de mariée, Nina s’installe dans une calèche, Tchaïkovski prend place dans une autre, entouré de ses amis, laissant la pauvre femme seule.

C’est indéniable, le cinéaste russe sait peaufiner sa mise en scène : il nous émeut, nous emballe, cherche aussi à nous choquer par tant de misère (physique et morale). Et quel beau finale, avec cette danse dans un appartement vide. La Femme de Tchaïkovski est comme un souffle brûlant qui nous saisit dans l’air glacial de la Russie de la fin du XIXe, minée par la pauvreté, l’avidité, auxquelles s’oppose la rigueur de Nina : elle est mariée et le restera, malgré tous les chantages du camp adverse.

L’art est au cœur du film, ainsi que la place qu’il accorde aux femmes. Quand on épouse un génie, on n’a pas le droit de l’embarrasser avec de quelconques questions domestiques, fussent-elles essentielles — l’amour, par exemple. Le grand homme se doit de travailler, protégé par le cercle familial et celui des amis. La femme ne peut que demeurer dans l’ombre. Et si l’on a l’impression que cette histoire est d’une autre époque, Serebrennikov prend bien soin d’y ajouter des détails plus modernes : lorsque le couple s’immortalise avec une photographie officielle ou lorsqu’on apprend, à la toute fin, que Nina est morte en 1917, contemporaine de la révolution russe.
Jean-Charles Lemeunier
La Femme de Tchaïkovski
Année : 2022
Origine : Russie
Titre original : Jena Tchaïkovskogo
Réal., scén. : Kirill Serebrennikov
Photo : Vladislav Opelyants
Musique : Daniil Orlov, Piotr Illitch Tchaïkovski
Montage : Yuriy Karikh
Durée : 143 min
Avec Aliona Mikhaïlova, Odin Biron, Filipp Avdeïev, Ekaterina Ermichina, Natalia Pavlenkova…
Sortie en salles par Bac Films le 15 février 2023.