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« Femina Ridens » de Piero Schivazappa : La guerre des sexes

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En abordant un film dont on n’a jamais entendu parler, tous nos sens sont en éveil. C’est bien le cas avec cet étonnant Femina Ridens que sort en un double Blu-ray Frenezy Éditions. Signé par Piero Schivazappa, cette production de 1969 avait connu en son temps une version française écourtée sous le titre du Duo de la mort. Exhaustif dans ses choix, Frenezy propose la version intégrale italienne (avec quelques séquences doublées en anglais pour être le plus complet possible) et, sur un autre disque et en HD restaurée, le montage français. L’éditeur précise encore que le film sortant simultanément aux États-Unis chez Mondo Macabro, il n’a pas utilisé le même master, a procédé à sa propre restauration et son propre étalonnage et que l’édition française est donc vraiment exclusive.

Qui est donc Piero Schivazappa, est-on en droit de s’interroger. Assistant de Carlo Lizzani et Valerio Zurlini au début des années soixante, il débute dans la mise en scène avec Sangue a Parma en 1962 et signera jusqu’en 1994 huit films pour le cinéma, de nombreux téléfilms et épisodes de séries télévisées. Parmi ses titres de gloire, on peut ainsi citer le feuilleton — c’est ainsi qu’on parlait à l’époque — L’Odyssée, tournée en 1968 et diffusé alors sur l’ORTF française, dans lequel Bekim Fehmiu interprétait Ulysse et Irène Papas Pénélope, et dont Schivazappa se disputait la réalisation avec Franco Rossi et Mario Bava.


Quand il débute, juste après L’Odyssée, le tournage de Femina Ridens, rien ne laisse penser que Schivazappa va aborder d’une manière aussi frontale les rapports entre les sexes, le machisme et le féminisme. La mésaventure de Pénélope qui, entourée de prétendants qui la courtisent, voit soudain son mari revenir après 20 ans d’absence a-t-elle mis le cinéaste sur cette piste ? Quoi qu’il en soit le film captive par la modernité de son propos.

La première chose qui saute aux yeux, à la vision de Femina Ridens, bien avant le fond, est la question formelle. Schivazappa fait plus que soigner sa mise en scène. Il habille son récit de décors somptueux issus du passé, du palais (Palazzo Farnese, à Rome) où travaillent Philippe Leroy, le patron, et Dagmar Lassander, l’attachée de presse, au château en bord de mer (castello di Santa Severa, au nord de la capitale) où ils vont déjeuner. Ces deux lieux antiques abritent totalement le patriarcat de Leroy. Une fois que le récit s’est ancré dans l’irréalité sadienne — un homme détient une femme séquestrée et la fait souffrir —, les décors se font plus modernes et épurés, une modernité telle qu’on la concevait bien sûr à l’aube des années soixante-dix.

Inutile de préciser que Schivazappa sait où poser sa caméra, repérer les détails insolites, les créer aussi. On pense, dans le palais Farnese, à ce buste de pierre noire aux dents en or qui brillent. À cet homme de dos, face aux murs décorés du palais, qui se retourne et nous fait découvrir qu’il est borgne. Et qui, plus tard, subtilise le A de l’inscription qui décore le buste précité. Il y a encore cette vieille secrétaire en fauteuil roulant qui allume son cigarillo au feu d’une cheminée. Plus tard, le cinéaste nous offrira de splendides plans du visage de Philippe Leroy avec celui de Dagmar Lassender en amorce, ou cette vision en plongée d’une banquette arrondie sur laquelle sont étendus les deux personnages. Citons encore la course nocturne de Dagmar sur une route rectiligne plantée d’arbres touffus.

Puisque le thème principal du film est le regard moderne que l’on peut poser sur la sexualité, tout part d’une discussion entre Leroy et Lassander. Dans le cadre de son travail, celle-ci doit rendre un rapport sur la stérilisation des hommes en Inde. Qu’en pense-t-elle, s’interroge Leroy. Dagmar Lassander part dans la défense du principe (« Nous sommes trop nombreux sur terre ») mais son patron l’arrête net et se met à débiter un discours profondément macho. Plus tard, il se plaindra des femmes qui « veulent dominer le monde ».

Il y a encore cette séquence de petit-déjeuner. Lui mange tandis qu’elle, un bâillon sur la bouche, le regarde. Quelle vision déprimante du couple que celle montrée par Femina Ridens, où la femme est aussi aspergée d’un puissant jet d’eau par l’homme. Ce que la critique d’art Catherine Francblin, dans une passionnante comparaison entre l’œuvre de Niki de Saint Phalle et le film, accessible en bonus, juge être une puissante éjaculation à laquelle Philippe Leroy soumet Dagmar Lassander.

Pourquoi Niki de Saint Phalle ? Parce que l’œuvre de la plasticienne est présente dès le générique et que l’on voit, au cours du film, sa fameuse géante aux cuisses écartées, dans laquelle le public pénètre par le vagin. Conçue par Saint Phalle, Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt, cette « Cathédrale », ainsi que la surnommaient les artistes, fut présentée en 1966 au Moderna Museet de Stockholm. Elle a malheureusement été détruite après son exposition.

Au cours du film, Philippe Leroy suit à son tour ce chemin qui l’amène à l’intérieur de la femme géante, dans une scène qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher de l’ultérieur Calmos (1976) de Bertrand Blier : dans un monde dominé par les femmes, un groupe d’hommes s’enfonce dans une caverne protégée par des fourrés qui ressemble au sexe féminin. De même qu’enfant, le personnage de Leroy avait vu une femelle scorpion dévorer son mâle, de même repart-il symboliquement à l’endroit-même où il a été conçu, montrant bien que tout commence et finit par la Femme.

Quant au titre singulier de Femina Ridens, expression latine signifiant « femme qui rit », il vient d’une conversation entre Philippe Leroy et Dagmar Lassander. Elle lui dit croire en la réincarnation et il lui demande ce qu’elle compte devenir après sa mort. Il lui suggère une hyène, qu’il désigne du nom latin de hyaena ridens.

Acteur chez Becker, Nicholas Ray, Jean-Luc Godard et une flopée de cinéastes italiens de renom (Camerini, Bolognini, Zampa, Festa Campanile, Lattuada, Comencini, Zurlini…), Philippe Leroy est impeccable dans ce rôle de mâle bien charpenté aimant jouer de ses muscles. Elle aussi parfaite dans son personnage de victime/dominatrice et après plusieurs films allemands, Dagmar Lassander fait ici sa première incursion dans le cinéma italien… et ce ne sera pas la seule. Les deux acteurs arborent tous deux une chevelure rousse (tirant sur le blond vénitien) qui les rapprochent encore plus, tant physiquement que moralement : tous deux font preuve de la même dureté et la même détermination.

Fascinant et étrange, Femina Ridens séduit par ses choix de mise en scène et de décors, par la musique de Stelvio Cipriani, par son discours féministe et par l’unité d’action. Rien ici ne vient perturber le cours inéluctable des rapports homme/femme. Et, plus de cinquante après — si ce n’est peut-être une longue escapade campagnarde typique de ces années mais achevée par une formidable séquence métaphorique et un train qui passe —, le film n’a pris aucune ride.

Jean-Charles Lemeunier

Femina Ridens
Année : 1969
Origine : Italie
Réal. : Piero Schivazappa
Scén. : Piero Schivazappa, Paolo Levi, Giuseppe Zaccariello
Photo : Sante Achilli
Musique : Stelvio Cipriani
Montage : Carlo Reali
Durée : 84 min
Avec Dagmar Lassander, Philippe Leroy, Lorenza Guerrieri, Mirella Pamphili…

Sortie en Blu-ray par Frenezy Éditions le 2 novembre 2022.


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