Il est toujours intéressant de découvrir les films réputés mineurs des grands cinéastes. C’est ainsi que Rimini nous donne accès à The Quiet American (Un Américain bien tranquille) que Joseph L. Mankiewicz tourne au Vietnam en 1958. Un film auquel les cinéphiles attachent moins d’importance qu’à L’Aventure de madame Muir (1947), Chaînes conjugales (1949), Ève (1950), L’Affaire Cicéron (1952), La Comtesse aux pieds nus (1954), Soudain l’été dernier (1959) ou Cléopâtre (1962) mais qui comptait néanmoins pour le cinéaste puisqu’il est le deuxième, après La Comtesse, à être produit par sa propre société de production, Figaro Inc.

Incarné par Audie Murphy, cet Américain bien tranquille est celui qui vient troubler la vie professionnelle et surtout amoureuse de Fowler, un correspondant de guerre britannique (Michael Redgrave) en Indochine. L’action démarre à Saïgon en 1952, alors que Français et Vietnamiens sont entrés dans un conflit qui va se poursuivre, dans la décennie suivante, avec les Américains.
Le film démarre sur la découverte d’un cadavre, dont un long flashback va nous apprendre qui il est. En s’appropriant un récit de Graham Greene, Mankiewicz va explorer les nombreuses thématiques qui nourrissent l’œuvre de l’écrivain anglais. À commencer par son rapport à la religion catholique, dont le plus célèbre exemple est La Puissance et la Gloire, sur les persécutions des catholiques au Mexique dans les années trente. Dans Un Américain bien tranquille, Fowler se déclare athée et c’est pourtant la prière que lui conseille à la toute fin du film Claude Dauphin, qui joue un inspecteur français.

Dans les romans de Greene, le héros est souvent naïf (Le Troisième Homme) ou joue les observateurs neutres quand il se retrouve placé entre deux camps (Notre agent à La Havane). Greene sait que la complexité est au cœur de toutes ces histoires d’espionnage qu’il a vécues — il a été lui-même espion et reporter de guerre — et retranscrites ensuite dans ses romans. Souvent aussi, une histoire d’amour est contrariée par des éléments plus politiques qui forcent le héros à agir. C’est ce qui arrive dans Un Américain bien tranquille et aussi dans Le fond du problème.

Les raisons pour lesquelles le fameux Américain se retrouve à Saïgon, raisons officielles et officieuses, sont finalement moins importantes que l’influence qu’exercera sa présence sur le couple que forme Redgrave avec la jeune Phuong (Giorgia Moll), dont le nom peut se traduire par Phénix. Comme l’oiseau mythologique, cette dernière pourra renaître de ses cendres alors que par son incompréhension à saisir la situation, son compagnon le journaliste anglais perdra tout.
À l’époque où Mankiewicz adapte le roman de Greene, il se détache du système hollywoodien puisque, après avoir passé l’essentiel de sa carrière à la Paramount, la MGM et la Fox, il cherche l’indépendance en créant sa propre maison de production. D’où, peut-être, toutes ces allusions perfides au cinéma qui parcourent les dialogues. Murphy suggère que, contrairement à ce qui se passe dans les films, Redgrave n’aura pas la fille à la fin. Quant à Claude Dauphin, il décrète : « Je déteste les fins heureuses que l’on trouve dans les vieux films américains ou les nouveaux films européens. »

Contrairement à ce qui se pratiquait alors, Mankiewicz ne tourne pas dans des décors de studio mais se rend sur place, avec des images fortes qui donne parfois au film un aspect documentaire, comme lorsqu’il filme les cérémonies du temple de Cao Dai. Il est d’ailleurs curieux qu’il ait choisi, pour incarner deux Vietnamiennes, l’Italienne Giorgia Moll et la Française Kerima.
Dans le supplément, le critique de Positif N.T. Binh explique que Mankiewicz avait choisi, au départ, Montgomery Clift pour incarner l’Américain et Laurence Olivier dans le rôle du reporter anglais. Mais Clift se retire du projet après un accident qui le défigure et Olivier profite de cette défection pour en faire de même. Audie Murphy devient sans doute un Américain beaucoup plus tranquille encore que ne l’aurait joué Monty Clift, que Mankiewicz parviendra à embaucher l’année suivante dans Soudain l’été dernier. Quant à Michael Redgrave, il est un suffisamment solide et excellent acteur pour ne pas nous faire regretter Laurence Olivier. Redgrave vient, l’année précédente, de tourner Temps sans pitié de Losey, dans lequel il est également formidable.

Dans Un Américain, la force de son jeu rend attachant un personnage désabusé et menteur (au moins avec sa femme et sa maîtresse et, également, avec lui-même). Archétype du héros greenien, un Anglais qui vit dans un pays étranger, Redgrave se découvre amoureux, comme si jusque là il ne s’en était pas rendu compte et c’est là toute l’habileté, à la fois de Graham Greene et de Joseph Mankiewicz, que de mêler une histoire intime à la grande Histoire. Avec des événements tragiques dont le cinéaste sait parfaitement traduire l’émotion et l’inutilité, comme lorsque les deux soldats vietnamiens subissent une attaque en haut de leur tour. La tragédie de la guerre n’est jamais dépourvue de stérilité et de gratuité.
Jean-Charles Lemeunier
Un Américain bien tranquille
Année : 1958
Titre original : The Quiet American
Origine : États-Unis
Réal. : Joseph L. Mankiewicz
Scén. : Joseph L. Mankiewicz, Edward Lansdale d’après Graham Greene
Photo : Robert Krasker
Musique : Mario Nascimbene
Montage : William Hornbeck
Durée : 122 min
Avec Audie Murphy, Michael Redgrave, Claude Dauphin, Giorgia Moll, Kerima, Bruce Cabot, Richard Loo…
Sortie en combo DVD/Blu-ray (et, pour la première fois, en Blu-ray) par Rimini Éditions le 18 avril 2023.