
Peut-être serez-vous obligé de vous pincer, au début de la vision de Fata Morgana. Ce film de 1966 du cinéaste espagnol Vicente Aranda sort chez Artus dans un beau coffret DVD/Blu-ray. Artus avait déjà édité, il y a une dizaine d’années, l’excellent La Mariée sanglante du même señor Aranda.
Se pincer, donc, mais pourquoi ? Parce que Fata Morgana est un film expérimental, très joliment filmé, qui nous entraîne vers des univers totalement irréels. Tout commence par cette phrase ambiguë : « Cette fable a lieu après les événements de Londres. » Quels sont-ils ? On n’en apprendra guère plus. Le film semble donc aborder, dès ses premières images, les rivages de l’anticipation. Sauf que ce que l’on entend ensuite, « Tout assassinat est l’histoire d’une rencontre, toute rencontre est une histoire d’amour », vient faire dégringoler le château de cartes que l’on élevait dans notre tête : en plus de l’anticipation, le récit sera donc également policier, doublé d’une histoire d’amour.

Fata Morgana est bien une fable, ainsi qu’il est annoncé après le générique — qui, d’ailleurs, débute par des cases de bande dessinée — mais il s’agit surtout d’une expérimentation poétique où tout se mélange, les sujets, les genres cinématographiques, enrobés souvent de dialogues hermétiques. Et si l’on arrête de se pincer — j’y tiens — pour se laisser porter, on se laisse embarquer par l’ambiance étrange qui baigne le tout et par la jolie Teresa Gimpera, persuadée pendant tout le film qu’elle va être assassinée.

La jeune femme incarne un mannequin qui pose pour des publicités. Une bande de jeunes s’amuse d’ailleurs à découper une grande photo d’elle sur un panneau. Et — clin d’œil critique et parodique d’Aranda — Teresa, en plein milieu d’une conversation, se saisit de bouteilles de soda pour débiter des slogans publicitaires. L’époque est pop et ce qui se déroule ailleurs en Europe, ces bouleversements dans la façon de filmer une histoire, semble avoir atteint Aranda dans un pays pétrifié par la dictature franquiste et sa censure. On peut penser à des films tels que le Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais, sauf que ce dernier est à l’affiche en 1968 et que Aranda devance cette liberté de raconter des histoires — née, malgré tout, avec les différentes Nouvelles Vagues qui, après la France, ont secoué l’Angleterre, la Tchécoslovaquie, la Pologne, le Brésil, le Japon et d’autres pays encore. Mais, répétons-le, pas forcément l’Espagne.

L’étrangeté, issue de situations incongrues, de dialogues qui le sont tout autant et de références tous azimuts — comme, par exemple, celle de la série britannique L’Homme invisible, datant de 1958 —, est accentuée par le choix des décors. Quant à l’assassinat annoncé, il en sera question tout au long du film avant qu’un poignard en forme de poisson ne fasse son apparition.

Dans le bonus, Christian Lucas, après avoir cité d’autres films portant le même titre, évoque le poème de Breton intitulé Fata Morgana. Le surréalisme, mot quelque peu galvaudé, est sans aucun doute la principale source d’inspiration de Vicente Aranda. Et, comme le narrateur du poème, le spectateur peut se dire : « J’ai donc dormi, j’ai donc passé les gants de mousse (…) il y a de ces meubles plus lourds que s’ils étaient emplis de sable au fond de la mer, contre eux il faudrait des mots-leviers… »
Fata Morgana, celui d’Aranda, est lui aussi un long poème dont naissent des impressions, une œuvre qui soulève des tensions et dont les images et les dialogues sont autant de leviers pour l’imaginaire.
Jean-Charles Lemeunier
Fata Morgana
Année : 1966
Origine : Espagne
Réal. : Vicente Aranda
Scén. : Vicente Aranda, Gonzalo Suarez
Photo : Aurelio G. Larraya
Musique : Antonio Perez Olea
Montage : Emilio Rodriguez
Durée : 86 min
Avec Teresa Gimpera, Marianne Benet, Marcos Marti, Antonio Ferrandis, Alberto Dalbés, Antonio Casas…
Sortie en combo DVD-/Blu-ray par Artus Films le 2 mai 2023.