Lorsque l’on aborde la cruauté du monde enfantin au cinéma, il est courant de citer Los olvidados (1950) de Luis Buñuel, Sa Majesté des mouches (1963) de Peter Brook, Les révoltés de l’an 2000 (1976) de Narciso Ibañez Serrador voire Le Village des damnés (1960) de Wolf Rilla mais très rarement Le Marin qui abandonna la mer (1976) de Lewis John Carlino.

Carlotta ressort en Blu-ray ce beau film oublié, étrange et fascinant, adapté d’un roman de l’écrivain japonais Yukio Mishima, Le Marin rejeté par la mer. The Sailor Who Fell from Grace with the Sea se situe dans un petit port du Devon, sur la côte anglaise. Là, une jeune veuve, Anne (Sarah Miles), tient une boutique d’antiquaire et élève seule son fils de 14 ans, Jonathan (Jonathan Kahn). Lequel fréquente une société secrète, des adolescents riches qui ne se désignent que par des numéros et qui sont menés par un chef (Earl Rhodes) aux tendances cruelles, sous prétexte de citer Nietzsche.
Signée par le grand chef opérateur Douglas Slocombe — on lui doit les images des trois premiers Indiana Jones mais aussi de Music Lovers de Ken Russell, du Bal des vampires de Polanski, de Cyclone à la Jamaïque d’Alex Mackendrick et de quantité d’autres films —, la photographie joue sur les couleurs, le bleu de la mer, les verts pâturages, et insiste sur les détails. Tel ce zoom qui, partant d’une vue d’ensemble d’une colline, va soudain dénicher le groupe d’enfants en train de la gravir. Dans un environnement calme, le danger peut guetter sans qu’on le discerne. Et que dire du rouge de leurs costumes qui se détache sur le vert des prés ?

Ce danger, quel est-il ? Ces gamins qui se retrouvent la nuit en cachette, à l’insu de leurs parents, n’ont rien des gentils et poétiques Chiches-capons des Disparus de Saint-Agil (1938). Manœuvrés et fascinés par le Chef, ils vont être capables du pire, comme dans cette séquence où ils s’en prennent à un chat.

Du côté des adultes, Anne a remarqué l’arrivée d’un gros bateau dans le port. Elle va le visiter avec son fils et fait la connaissance du commandant en second, Jim Cameron (Kris Kristofferson). Une idylle va se nouer entre eux deux qui, progressivement, se transforme en amour.
N’oublions pas que nous sommes chez Mishima, chez qui cruauté et sens du devoir sont très présents. Si Jonathan admire le marin et les tempêtes qu’il affronte et qu’il lui raconte par lettres, quelle n’est pas sa déception de le voir abandonner la mer au profit… de sa mère.

C’est une évidence : derrière Nietzsche et Mishima, Freud n’est jamais loin pas plus que le complexe d’Œdipe. Jonathan prend plaisir à épier sa mère et va ainsi pouvoir suivre les ébats de celle-ci avec son marin. Carlino signe une série de séquences troubles, où l’émoi érotique est mis à mal par le malaise du voyeurisme fils-mère. Tout le film avance ainsi subtilement, psychologiquement.

Dans le bonus, le critique des Cahiers du cinéma et spécialiste de l’Asie, Stéphane du Mesnildot, a raison de parler, à propos du Marin qui abandonna la mer, de « film à double fond ». Pour lui, le court roman de Mishima est « une allégorie du Japon, avec ces jeunes qui n’ont plus confiance en leurs pères qui ont perdu la guerre ». Ce qui démarre comme un film romantique anglais cache en fait un tout autre type de récit, beaucoup moins feutré.

Le film est une belle découverte, bien servi par ses interprètes. Les Golden Globes de 1977 avaient d’ailleurs nommé Sarah Miles pour le prix de la meilleure actrice et Jonathan Kahn pour la révélation masculine de l’année. Curieusement, Kris Kristofferson était pour sa part nommé pour son rôle dans Une étoile est née de Frank Pierson mais pas pour Le Marin qui abandonna la mer. Kristofferson obtint le Golden Globe mais ni Sarah Miles, devancée par Faye Dunaway pour Network de Sidney Lumet, ni Jonathan Kahn, devancé par Arnold Schwarzenegger pour Stay Hungry de Bob Rafelson, n’eurent la récompense. Des fois, on se demande…
Jean-Charles Lemeunier
Le Marin qui abandonna la mer
Année : 1976
Titre original : The Sailor Who Fell from Grace
Origine : Grande-Bretagne
Réal. : Lewis John Carlino
Scén. : Lewis John Carlino d’après Yukio Mishima
Photo : Douglas Slocombe
Musique : John Mandel
Montage : Antony Gibbs
Durée : 105 min
Avec Sarah Miles, Kris Kristofferson, Jonathan Kahn, Margo Cunningham, Earl Rhodes…
Sortie en Blu-ray par Carlotta Films le 20 juin 2023.