Deuxième film réalisé par John Cassavetes après Shadows (1959), Too Late Blues (La Ballade des sans-espoir, 1961) sort pour la première fois en combo DVD et Blu-ray dans une belle version restaurée chez Rimini. Une œuvre produite par un grand studio, la Paramount, comme le sera le film suivant, A Child Is Waiting (Un enfant attend, 1963), fabriqué à l’ombre de United Artists, et qui fait dire aux connaisseurs du cinéaste que Too Late Blues et A Child sont moins « artistiques » que ne le seront les films suivants de Cassavetes. C’est en tout cas ce qu’estime dans un bonus Quentin Victory Leydier, auteur du livre Avec John Cassavetes, publié chez Lett Motif. « La Ballade des sans-espoir n’est pas dans le délire de Cassavetes. C’est un film extrêmement propre, cadré par le studio. »

Pourtant, pourtant, aurait-on tendance à protester. Certes, le film n’a pas la liberté de Faces (1968) ou Husbands (1970), libérés des contraintes du studio, mais tout se passe comme si, déjà, Cassavetes ne pouvait s’empêcher de planter quelques petites graines. Il n’est qu’à voir l’ouverture du film. Dans un classique hollywoodien, dès que l’on entend du jazz, on voit des musiciens noirs jouer devant un public blanc. Cassavetes inverse ici les codes : ce sont des musiciens blancs menés par Bobby Darin — on reconnaît dans la formation le fidèle Seymour Cassel, futur pilier du cinéma de Cassavetes déjà apparu dans Shadows — qui jouent du jazz devant un public noir.

L’autre grand coup de force tient en la description du rôle féminin principal, joué par Stella Stevens. Il est clairement dit que cette héroïne-là couche facilement avec les hommes et c’est même elle qui amène Bobby Darin chez elle et lui fait du rentre-dedans. Si ce genre d’attitude ne choque plus au XXIe siècle, qu’on imagine la réaction des patrons du studio en 1961. Certains ont dû s’étrangler. À cette époque, le code de censure Hays vit ses dernières heures mais il faudra néanmoins attendre 1964 et Le Prêteur sur gages de Sidney Lumet pour voir une nudité féminine à l’écran, dans un film produit par une major. La liberté sexuelle n’est vraiment pas de mise à l’époque — on sait les dangers encourus par Otto Preminger parce qu’il avait eu l’audace de faire prononcer dans un dialogue le mot virgin, dans The Moon Is Blue, en 1953. Certes, huit ans ont passé depuis mais on est en droit de se demander comment Cassavetes a fait pour que son personnage féminin puisse franchir les barrières de la censure.

Le film, par son scénario signé par Cassavetes et Richard Carr, son complice de la série Johnny Staccato, est proche de ce que vivait à l’époque le cinéaste débutant. Après un premier film, Cassavetes était devenu une vedette du petit écran grâce à une série dans laquelle le musicien de jazz qu’il interprétait se transformait en détective privé pour survivre. Avec son désir d’atteindre l’indépendance, Cassavetes redevenait acteur pour la télévision et se mettait à bien gagner sa vie. N’était-ce pas là un parallèle avec le parcours de Bobby Darin dans Too Late Blues ? Ne parvenant à percer avec ses propres compositions, il part gagner sa vie en jouant dans les grands clubs, entre les conversations et les bruits de fourchettes.

Quant au happy end annoncé par Quentin Victory Leydier, on peut se questionner aussi à son sujet. Ces deux personnages qui se sont rencontrés, Bobby Darin et Stella Stevens — Cassavetes avait pensé au départ, toujours selon l’écrivain, à Montgomery Clift et Gena Rowlands — sont, ainsi que l’indique le titre français, des sans-espoir. Les Américains diraient losers. Et ce blues qu’a composé le personnage de Bobby Darin et qui est chanté par Stella Stevens n’arrive-t-il pas trop tard ? Ce que suggère le titre original, Too Late Blues. Si happy end il y a, il ne pourra se concrétiser que dans la déception, la frustration et la tristesse. Ces gens, ainsi que le dit dans une séquence Stella Stevens, désirent « seulement vivre ». Désespérée, elle est capable d’affirmer qu’elle va « prier pour qu’il n’y ait pas de lendemain ».

Bercée par du jazz West Coast — celui des musiciens blancs —, cette ballade du désespoir est une bonne surprise. Cassavetes fait ses gammes et n’atteint pas encore les sommets qui vont marquer sa carrière. Film plus sage du point de vue de la production et de l’interprétation, il semble manquer parfois de tripes et l’on se prend à rêver à ce qu’il aurait pu être interprété par Clift et Rowlands. Stella Stevens en fait parfois beaucoup et Darin, chanteur très populaire à l’époque, est plutôt fade. Ce qui, ajoute Quentin Victory Leydier, est l’une des qualités du film, le personnage lui-même n’étant pas très flamboyant. On ne saurait mieux dire.

On trouve également déjà dans cette Ballade des sans-espoir l’amitié qui sera au cœur de la filmographie de John Cassavetes. Celle de ce groupe de jeunes gens entre eux mais aussi celle qui les lie à Nick (Nick Dennis), vieux patron grec d’un bistro qui les accueille régulièrement. Déjà sous le nom de Nick, Nick Dennis incarnait dans Kiss Me Deadly (1955, En quatrième vitesse) de Robert Aldrich le garagiste ami du héros, celui qui ponctuait tous ses dialogues de savoureux Va-va-voum. Ce qui est un argument de plus pour prouver que Cassavetes, malgré son envie de changer les choses, est redevable d’un cinéma hollywoodien plus classique.
La Ballade ressemble à une promesse, une passerelle construite entre deux types de cinéma d’auteur, celui produit à l’intérieur des studios et celui qui va se libérer dans le courant des années soixante. Un film maîtrisé qui pourrait déborder de toute part mais qui sait rester sage. Un état d’esprit que Cassavetes ne va pas manquer de dépasser d’ici peu.
Jean-Charles Lemeunier
La Ballade des sans-espoir
Année : 1961
Titre original : Too Late Blues
Origine : États-Unis
Réal. : John Cassavetes
Scén. : John Cassavetes, Richard Carr
Photo : Lionel Lindon
Musique : David Raksin, jouée par Shelly Manne (batterie), Red Mitchell (basse), Jimmy Rowles (piano), Benny Carter (saxophone), Van Rasey (trompette), Milt Bernhart (trombone)
Montage : Frank Bracht
Prod. Paramount Pictures
Durée : 103 min
Avec Bobby Darin, Stella Stevens, Everett Chambers, Nick Dennis, Vince Edwards, Val Avery, Rupert Crosse, Seymour Cassel, Mario Gallo…
Sortie pour la première fois en combo DVD et Blu-ray par Rimini le 6 juin 2023.