
Revoir aujourd’hui Remorques (1941), le film de Jean Grémillon que Carlotta ressort pour la première fois en Blu-ray, nous replonge dans ce qu’avait de meilleur le cinéma français de cette époque. Outre le nom de Grémillon à la réalisation, apparaissent aussi au générique ceux de Jean Gabin, Michèle Morgan et Madeleine Renaud pour l’interprétation — mais il faudrait citer également Fernand Ledoux et les Marseillais Charles Blavette et Henri Poupon, alors que l’action se déroule à Brest — et celui de Jacques Prévert pour les dialogues, pour un scénario sur lequel ont travaillé Charles Spaak et André Cayatte. Si l’on ajoute encore ceux d’Alexandre Trauner pour les décors, Armand Thirard pour la photo et Roland-Manuel pour la musique, la qualité ne peut être qu’au rendez-vous.

Dans Remorques, on retrouve tout ce que Grémillon aime filmer : le travail, les femmes, la Bretagne et une identité mouvante. Ici, c’est Gabin, présenté d’entrée comme un mari modèle et amoureux, qui va se révéler finalement différent. On pense, dans la filmo du cinéaste, à la double identité de Raimu dans L’Étrange Monsieur Victor, commerçant et gangster. À Gabin dans Gueule d’amour, coqueluche des dames tant qu’il est militaire et vite oublié quand il quitte l’armée. Ou encore à Madeleine Renaud dans Le Ciel est à vous, épouse tranquille se transformant en aviatrice casse-cou. Pour revenir à Remorques, c’est encore le personnage de Michèle Morgan qui, connue sous le prénom de Catherine, s’en est inventé un autre pour elle toute seule, qu’elle n’a encore jamais dit à personne.

Il y a encore le travail. Chez Grémillon, les personnages ne sont pas issus de nulle part. Ils travaillent et on les voit à l’œuvre. Jean Gabin est le commandant d’un remorqueur qui, lors des tempêtes, va chercher les navires en perdition. Les marins sont filmés au cours de leurs manœuvres et ils ne sont pas les seuls. Alors que Gabin et Blavette, son second, discutent dans une rue de Brest ou quand Gabin et Morgan se promènent sur la plage, la caméra surprend toujours des gens au travail. Enfin, on se retrouve une fois de plus en Bretagne et dans des paysages que Grémillon a déjà filmés dans Un tour au large (1926), Gardiens de phare (1929), Pattes blanches (1948) et L’Amour d’une femme (1953).

Dans cet univers déjà bien construit, on retrouve malgré tout, s’y ajoutant, la patte de Jacques Prévert et un scénario qui, contrairement au roman initial de Roger Vercel, traite du coup de foudre et de l’amour fou cher aux surréalistes. Prévert s’amuse même à quelques auto-citations. Le film s’ouvre sur une noce, Gabin demande une danse à la mariée et quand il la raccompagne auprès de son mari, il lui dit : « Elle a de beaux yeux. » Et, lorsqu’il va se retrouver seul avec Michèle Morgan, celle-ci lui demandera : « Embrasse-moi ! »

Dans la beauté de ces paysages, on est étonné par la séquence de la tempête qui utilise des maquettes de bateaux et par les transparences quand les acteurs sont filmés sur le remorqueur, face à la mer démontée. Dans le supplément qui accompagne le Blu-ray, l’historien Tangui Perron parle des difficultés rencontrées pendant le tournage, interrompu plusieurs fois. D’abord à cause de la guerre et de la mobilisation de Jean Gabin et Jean Grémillon. Puis avec le début de l’occupation. Nouvelle difficulté : la météo quand il faut tourner sur un vrai bateau la séquence de la tempête et que le temps est trop clément. Alors, Grémillon fut obligé de tourner en studio des maquettes arrosées de seaux d’eau.

Bien sûr, en regardant Remorques, on ne peut que se laisser embarquer par l’histoire d’amour, ce qui n’empêche pas de remarquer les magnifiques plans tournés dans la maison isolée du bord de mer, où se retrouve le couple amoureux. Grémillon et son chef op’ se servent admirablement de l’escalier, nous offrant plongées et contre-plongées de toute beauté. Et que dire des ombres sur le mur ? Alors que Gabin gravit les escaliers pour rejoindre Michèle Morgan, celles-ci ressemblent à une toile d’araignée et l’homme à une proie qui s’achemine vers un sort que l’on pressent funeste. Une merveille !
Reste le finale, dont Tangui Perron nous dit qu’il déplaisait à Prévert. Lyrique, avec un chœur qui appuie cette force du destin chère à Verdi, il semble soudain immerger le film dans une religiosité absente jusque là et peut laisser perplexes certains spectateurs. Dont je fais partie.
Jean-Charles Lemeunier
Remorques
Année : 1941 Origine : France Réal. : Jean Grémillon Scén. : Charles Spaak, André Vercel, Jacques Prévert, d’après Roger Vercel Dial. : Jacques Prévert Photo : Armand Thirard Musique : Roland-Manuel Montage : Yvonne Martin Durée : 84 min Avec Jean Gabin, Madeleine Renaud, Michèle Morgan, Fernand Ledoux, Charles Blavette, Jean Marchat, Henri Poupon…Sortie pour la première fois en Blu-ray par Carlotta Films le 20 février 2024.